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La Poyat


Professeur sans le vouloir

En octobre 1939, muni d’un petit diplôme, je cherchais un travail qui me permettrait de préparer le concours d’adjoint technique des Ponts et Chaussées et des Mines. On m’avait signalé une place de surveillant à l’école de La Poyat à Saint-Claude. C’était urgent. Je me présentai le 2 novembre au père M. ,directeur de cette école. Après quelques minutes de conversation, il me dit "ce n’est plus un surveillant que je cherche, c’est un professeur de français et d’histoire". J’essayai de décliner cette offre mais il me promit toute l’aide et la mansuétude possible. Je finis par accepter. Par bonheur, le titulaire de ce poste, licencié es lettres, officier de réserve mobilisé, avait laissé des livres et des cahiers de maître en parfait état, qui m’ont bien aidé.

J’ai su plus tard qu’une remplaçante avait déjà été trouvée pour la rentrée d’octobre. C’était une jeune alsacienne blonde et sportive, qui avait le défaut de mettre ses pieds sur la chaire de professeur pendant ses cours. Le fils du président de l’association des parents d’élèves l’avait raconté à sa soeur, qui l’avait dit à sa mère et celle-ci avait envoyé son mari-président chez le directeur de l’école pour exiger le renvoi immédiat de cette trop jolie fille. Voila comment je fus bombardé "professeur".

La mobilisation du 2 septembre avait désorganisé l’école. Elle avait touché plusieurs professeurs et surveillants. Il restait le directeur, le surveillant général qui était aussi intendant, deux professeurs de trente ans environ, sans doute dispensés du service militaire. Pour remplacer les absents, la direction avait fait appel à deux retraités qui se supportaient difficilement et critiquaient tout. L’un avait une superbe barbe blanche taillée au carré, l’autre portait une barbiche noire taillée en pointe. Elle avait aussi engagé une demoiselle pour enseigner les mathématiques, la trop jolie alsacienne qui ne professa le français et l’histoire que deux petits mois. et deux jeunes, encore trop jeunes pour partir en guerre. Je fus le troisième le 2 novembre. L’école abritait, outre les enseignants, deux vosgiens qui avaient quitté la zone des armées, dont un VRP qui prospectait le canton des Bouchoux pour vendre de l’huile.

J’avais une dizaine d’élèves de 13 à 15 ans. L’aîné était fils d’un brigadier de douanes. Le cadet fils d’un pharmacien.
Trois choses me paraissaient difficiles : l’obligation pour tous les professeurs de passer au moins une heure chaque soir dans une grande salle, pour y préparer les cours et corriger les devoirs. Le père M. sous prétexte de m’aider, me surveillait de près. Je me soulageai assez vite de cette servitude.
La seconde était l’obligation pour ceux qui, à la sortie de l’école, accompagnaient les externes et demi-pensionnaires jusqu’à la rue du Pré, de porter un chapeau. Car à tour de rôle un surveillant ou jeune professeur était chargé de cette corvée. Le directeur avait patienté un mois pour nous permettre d’en acheter, puis nous avait proposé des chapeaux noirs tirés de sa réserve. Pour obéir nous avions donc acheté des chapeaux, mais des Mossant, alors à la mode. Finalement nous sommes revenus rapidement à la tête nue.

rue La Poyat à Saint-Claude

Le dernier était le salut au drapeau imposé par Vichy. Le meilleur élève hissait le drapeau, les autres chantaient "Maréchal nous voila". Au début, on remerciait Pétain qui avait mis fin à la guerre. Rapidement cela devint désagréable puis très désagréable.

Pommes de terre et petit cochon

La nourriture était médiocre, comme presque partout. Mr D, un collègue un peu plus âgé que nous disait du surgé-intendant,"tant qu’il voit une pomme de terre, même pourrie, à la cave, il pense que l’avenir est assuré". Cet intendant m’avait demandé, à l’automne de chercher autour d’Uxelles où j’allais souvent, des cultivateurs généreux qui accepteraient de donner des pommes de terre. J’en avais trouvé plusieurs et une camionnette était venue plus tard en prendre possession. Cela m’avait valu d’être bien considéré tout l’hiver.
Au printemps, un peu avant Pâques, l’intendant décida de sacrifier un cochon qu’un bienfaiteur lui avait donné et qu’il avait élevé clandestinement avec ce qui restait sur les tables et à la cuisine après les repas. Il fallait l’abattre en cachette et sans bruit. Un jeune apprenti s’était déclaré capable de ce travail. Il avait mis la tête de la bête dans un sac, l’avait traînée vers le préau et l’avait attachée à un poteau. Puis il avait pris sa masse, l’ avait levée très haut puis abattue. Le premier coup. avait cassé une cuisse, le second une épaule, le troisième avait fait une bosse au pilier ... Au cinquième le cochon s’était tut. Pour une discrétion, c’était raté. Cependant le contrôle économique - chasseur du marché noir - ne se manifesta pas. J’ignore si Mr.F. éleva d’autres cochons, et dans ce cas s’il fit appel au même spécialiste.

Et puis ce fut juin.

Le 10 les italiens déclarent la guerre à la France. Le grand pont de Saint-Claude est terminé, on l’essaye. Ce sont des italiens qui l’ont construit. Ils n’ont pas oublié les chambres à mines. On fait la fête à un italien qui possède un grand hôtel rue du Pré ...

Le 19 des soldats français arrivent, mal vêtus et souvent désarmés. Quelques jeunes Saint Claudiens leur proposent de les cacher dans une ferme perdue le long de la Bienne, et d’y attendre que les allemands soient partis. Beaucoup préfèrent se laisser "capturer". La guerre est terminée et les allemands ne paraissent plus aussi méchants qu’on le dit. Ils y gagneront cinq ans de captivité. Ma chambre a été "réquisitionnée" pour un officier. Après son départ, je ne retrouverai pas les pipes que des parents m’avaient offertes pour les bonnes notes de leurs enfants. L’une de ces pipes avait été sculptée à ma ressemblance par un artisan voisin.

Puis c’est la débâcle. Les élèves rentrent chez eux. Pour moi ce sera Mes vacances en Grandvaux, racontées sur une autre page de ce site, avec en poche un mot du directeur précisant que mon contrat était renouvelé et que les cours commenceront le 1er septembre 1940 à huit heures.

Pont suspendu de Saint-Claude

Une mauvaise farce

A la suite de mon séjour en prison, le 1er septembre, après vingt quatre kilomètres à pieds, je rentre à l’école. Une barbe et une crasse de 31 jours, un estomac délabré et vide, n’invitent pas le directeur à la pitié. Il me donne une heure pour rattraper mon retard. Mais je retrouve mes deux camarades, contents, comme moi de ne plus risquer d’être mobilisés et prêts à prendre la vie du bon côté.
C’est au que nous réservons nos premières gentillesses. C’était un vosgien, émigré comme beaucoup depuis août 1939, et que l’école acceptait de loger. Il était voyageur de commerce, prospectait à pieds les habitants du canton.

Sa chambre jouxtait la mienne. Je l’entendais arriver le soir, après ses tournées dans la montagne. Aussitôt dans sa chambre, dont il ne fermait pas la porte à clé, il pissait bruyamment dans son pot de chambre, alors qu’il venait de passer devant les urinoirs, se couchait en faisant crier les ressorts de son lit, puis ronflait.

J’avais à la salle de physique et de chimie, du carbure qui servait à quelques expériences. J’en prélevai une tasse, et pendant une absence du , je la versai dans son pot. J’avais invité mes deux camarades à venir profiter de sa réaction. Tout se passa d’abord comme prévu. Le passa devant les pissotières, devant ma chambre et pissa. Il toussa longtemps, ouvrit sa fenêtre en râlant, toussa encore puis il ronfla. Notre récréation avait été trop courte.
Alors, pour la prolonger, nous nous déguisâmes. Chacun de nous posa pantalon et veste, prit un drap, et avec des épingles de sûreté, l’attacha autour de son cou pour cacher sa presque nudité. On inaugura les masques à gaz. Armés de boites métalliques et de manches à balai, nous entrâmes chez mon voisin en tambourinant et l’accusant de tous les péchés du monde et lui promettant l’enfer. Assit sur son lit, il parut d’abord effrayé. Mais notre comédie dura trop longtemps. Il sauta à terre. Mes deux camarades purent sortir mais moi qui était entré le premier, je me retrouvai prisonnier. Je dus m’écarter, soulever son lit, qui heureusement n’était pas lourd et serrer mon Zé contre le mur pour me tirer de ce piège.
Pas question, bien sûr, de rentrer dans ma chambre. Nous aurions aussitôt été démasqués. Alors nous nous sommes retrouvés les trois dans la cour. Nous étions le 10 mars. L’hiver se prolongeait. Il y avait trente centimètres de neige. Une demi heure plus tard, estimant que le devait à nouveau ronfler, nous allions reprendre nos vêtements restés au chaud. Le lendemain matin nous étions en parfaite santé.

rue la Poyat à Saint-Claude

Mais au repas de midi, que nous prenions à la table des professeurs, ce ne fut pas la joie. Le avait vu qui de droit. Il refusait de prendre ses repas à nos côtés. Après un savon mémorable, le directeur nous envoya chacun en tête d’une table de dix élèves, et pour ne pas divulguer notre mauvaise farce, imposa la même corvée aux deux jeunes professeurs titulaires.
Malgré cette précaution, tout se sut rapidement. Quelques uns se moquèrent. Beaucoup rirent avec nous, car depuis la rentrée, les élèves nous manifestaient leur sympathie et partageaient nos antipathies. Les études du soir lorsqu’elles étaient surveillées par le surgé ou par un des barbus, étaient chahutées. Si elles l’étaient par un de nous trois, il y avait toujours un peu de bavardage mais les devoirs étaient faits et les leçons apprises. Surtout, les promenades du jeudi et du dimanche conduites par nous, n’étaient plus des marches forcées et interminables sur les mauvaises routes de Valfin ou de Lapérouse. Mais des jeux, des expéditions vers Etables, La Bienne ou Le Flumen.

Et dire que 70 ans après il m’arrive de dire à un jeune "attends d’avoir été vieux pour te moquer d’un vieux".

Est-ce la Poste ou le Fisc ?

Toutes les bêtises ne concernaient pas que les élèves. Voici ma dernière. En ce temps là, c’était en mars 1941, les allemands faisaient la loi. Ils avaient mis en place la carte postale dite "inter-zones", seule autorisée pour correspondre entre zone libre et zone occupée. Au recto, outre l’adresse du destinateur, on devait inscrire obligatoirement celle de l’expéditeur.

Au verso, cinq lignes pré-imprimées. On ne pouvait y écrire que les noms de ceux qui étaient " malade, blessé, tué, de retour, à l’école". Restaient deux lignes, libres dans la mesure où il n’y était question que de la famille. Même les derniers mots "affectueuses pensées, baisers" étaient pré-imprimés. Rien ne devait être écrit entre les lignes, sinon la carte serait probablement détruite. C’était précisé au verso.

J’avais envoyé depuis l'école, une de ces carte à un ancien collègue. Sur les deux lignes libres, j’avais écrit quelques mots pas très agréables pour le directeur. Malheureusement deux de ces mots sortaient du cadre. La carte n’avait pas été détruite, mais renvoyée à l’école. Le surgé qui levait la boite chaque matin, l’avait évidemment lue avec plaisir et portée aussitôt au directeur. Le jour même j’étais convoqué, pour un motif futile comme cela arrivait souvent. La conversation paraissait calme mais tout en parlant, le père M. faisait glisser lentement sur la table, cette carte dans ma direction, pour que je la reconnaisse. Puis il se tut et me regarda fixement en attendant ma réaction. Je tirai alors de ma poche la lettre de démission que je tenai prête à la suite de l’affaire du et la glissait à mon tour vers lui. En guise d’adieux, je dis simplement "depuis que Mr S. est rentré, je sais que je suis de trop, voila donc pour vous faire plaisir".

Le directeur aurait pu regretter la jolie alsacienne. Heureusement pour lui, le professeur titulaire était bien prisonnier mais en Suisse et venait d’être libéré.

Pont suspendu de Saint-Claude

70 ans plus tard retour en enfance

Récemment, j’avais jeté dans la boite à lettres du bureau de Poste, en oubliant de la timbrer, une enveloppe contenant le TIP de mon impôt sur le revenu, premier tiers. Ne pouvant récupérer ce pli, puisque le facteur de service qui, seul, détenait la clé de cette boite ne devait passer que bien plus tard, je laissai courir, espérant que ce TIP arriverait à destination ou, s’il y avait une erreur de ma part, qu’il me serait renvoyé par la poste. Un mois plus tard je m’étonnais que ce TIP n’ait pas été débité.

Je me rendis au centre des impôts où on me répondit : "c’est exact, votre TIP n’a pas été encaissé. Donc son montant sera ajouté à votre troisième tiers et majoré de la taxe pour retard. Vous pouvez écrire, mais vous avez peu de chance d’obtenir satisfaction". J’ai écrit et on m’a confirmé ce refus. L’avis concernant le troisième tiers arriva, grossi du premier et de la taxe promise. J’ai déposé mon nouveau TIP au guichet de la Poste en parlant de cette affaire.
Un postier qui écoutait la conversation et qui paraissait bien informé m’a déclaré "La poste n’est pour rien dans ce cas, le fisc a consigne d’accepter mais d'ignorer les plis qui lui parviennent dans des enveloppes non timbrées. Peut-être pour inciter les clients à utiliser le prélèvement".

Mais me direz-vous, pour écrire au fisc sans mettre de timbre, il faut au moins être timbré.


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