La cloche |
texte transmis par Mireille Guay, écrit par sa maman Colette Sergent
Le père Monneret, le vieil instituteur achevait de passer la revue des mains des 30 garçons de sa classe. Il s'étonnait un peu de n'en avoir aucun à morigéner, en l' envoyant laver à la petite fontaine de la cour. D'ordinaire le vendredi matin les mains et les genoux de ces garnements gardaient les traces des jeux de la veille : égratignures, meurtrissures, mais surtout traces de terre glaise, de résine ...selon les jours. Intérieurement le maître se félicitait d'avoir réussi à leur inculquer quelque notion de propreté. Après un tapage de galoches ferrées, les gosses avaient pris place à leur pupitre et l'appel se poursuivait selon l'habitude, chacun se levant à son nom pour répondre présent. Soudain le maître appela "Monnier Léonard", étonné de n'avoir pas encore remarqué l'absence du gamin. Toute la classe répondit avec un ensemble parfait : - Il est malade m'sieur. Chacun baissait rapidement la tête sur son pupitre et le maître s'étonnait un peu de l'application inhabituelle de tout son petit monde à la leçon d'instruction civique. Les leçons avaient été récitées à peu près correctement avec des airs de bons apôtres. Aucune plaisanterie pendant la classe du matin. Cette sagesse exemplaire inquiétait l'instituteur. à la récréation les garçons chuchotaient d'un air préoccupé mais il n'avait rien pu surprendre de leur conversation. Tout cela ne lui disait rien de bon. Qu'avaient-ils bien pu faire de leur journée du jeudi ? Aucun n'avait proposé d'aller prendre des nouvelles de leur camarade. à 11 heures la résolution de l'instituteur fut prise : il les lâcha rapidement décidé à aller voir madame Monnier. La Lisa lui ouvrit la porte le visage fatigué par une nuit sans sommeil, le chignon à demi défait. - Mon bon monsieur, vous venez voir le p'tit. Jésus, Marie, Joseph, quelle nuit il m'a fait passer ! Ne faites pas de bruit, il dort maintenant.
Elle ouvrit la porte du poêle. Au milieu du grand lit, sous le gros édredon rouge, on apercevait à peine une petite figure au milieu des oreillers. Une compresse humide cachait à demi son front bosselé et sa lèvre supérieure était rouge et tuméfiée, faisant une vilaine tache au milieu de sa petite figure si pâle, si pâle. Pourtant sa respiration bien régulière et son sommeil étaient rassurants. L'instituteur respira et tranquillisa doucement la Lisa qui refermait la porte et l'entraînait jusqu'à une chaise de paille en lui disant : - Vous prendrez bien un raisin à l'eau de vie pour me tenir compagnie. Je suis encore toute retournée. Il a déliré toute la nuit l'pauv gars. Tout en tirant le bocal et deux verres de la grande armoire elle racontait toute l'affaire, heureuse de parler maintenant que l'angoisse de la nuit avait fait place à l'espoir. - Comme il pleuvait les gosses jouaient dans la grange à tresser des paniers de jonc. Les voyant ainsi occupés je les avais laissés à leur jeu. Je ravaudais des nippes au coin de l'âtre, sans entrain, à voir la pluie glisser indéfiniment le long des vitres. Je somnolais à demi comme la chatte tricolore pelotonnée frileusement tout près des cendres chaudes. La soupe de haricots cuisait doucement exhalant une bonne odeur de lard. Je m'apprêtais à la tremper dans les assiettes, on voyait tout juste clair pour manger sans lampe quand j'entendis le bruit de quelque chose qui tombait, des cris, une galopade de sabots puis, plus rien. D'un bond j'étais à la porte de la grange. à la lumière mouvante d'une lanterne d'écurie j'aperçois mon gars étendu sans mouvement sur la petite échelle qui me sert habituellement à monter sur les granges pour prendre le foin. En m'approchant je vois sa figure toute ensanglantée. Quelle peur mon bon monsieur, quelle peur ! Je l'ai cru mort; il remuait quasiment pas plus qu'une souche. J'ai trempé le coin de mon tablier dans la cassette d'eau des poules pour lui mouiller les tempes. J'ai décroché la lanterne pour mieux voir. Le sang coulait de ses lèvres fendues et tout enfles. J'étais à genoux lui mouillant le front, je l'embrassais, le cajolais comme lorsqu'il était petit. - Mon Nas, réponds moi; dis, tu ne vas pas mourir, me laisser toute seule, mon gars, mon petit réponds, mais réponds moi ! Une peur atroce me tordait les entrailles. Que faire, que faire ? Appeler les voisins ? Qui m'entendrait avec le bruit de l'orage ? J'étais incapable de faire un pas; tout ce que je pouvais faire, c'était de lui tenir la tête dans mes bras. à force de le regarder j'ai vu quelque chose qui battait là, sous le cou où la peau est fine et tendue. Enfin, il vivait ! J'ai recommencé à lui mouiller le front, renversant à demi la casserole d'eau sur son front tant mes mains tremblaient. Enfin, il a ouvert les yeux et s'est agité, voulant parler : - C'est la cloche maman, c'est à cause de la cloche, la cloche qui est tombée. Alors seulement, j'ai remarqué la grosse clochette de bronze qui ne servait plus depuis qu'on a vendu la grosse Blanchette, posée là par terre non loin de lui et le bout de corde dénoué qui pendait encore à la poutre de chêne. Je n'ai pas compris ce qu'ils avaient bien pu faire de cette cloche. J'ai pris mon gars à bras le corps et l'ai emporté dans le grand lit au chaud, mais je n'ai pu m'empêcher de lui dire " sapré tite charogne, tu veux donc en mourir ". Et lui, qui répétait tout dolent : "t'en fais pas, si faut crever on crèvera". Dans la nuit, tout enfiévré, il a fini par tout raconter. Ils avaient voulu jouer à l'enterrement; c'était lui qui faisait le mort et c'est en tirant la cloche qu'elle lui a dégringolé sur la tête. Enfin, je lui ai fait deux infusions de centaurée et maintenant il dort bien tranquille. Mais, qu'ils n'y reviennent pas à jouer dans la grange, ces galopins ! Glossaire : Cassette : une petite casserole avec un long manche et sans couvercle. Enfle : adjectif employé à la place d'enflé Les granges : la partie de la grange dans laquelle on plaçait le fourrage destiné à nourrir les animaux pendant la mauvaise saison. Le poêle : pièce de la maison dans laquelle un poêle à bois permet de maintenir une température confortable. Tremper la soupe : verser
la soupe dans les assiettes par dessus une épaisse tranche de
pain. à l'origine, la soupe désignait la tranche de pain
elle-même et non le potage ou le brouet qu'on déposait
dessus |