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Une bonne farce

 


Mireille Guay, qui habite le Québec et dont les parents et grands-parents habitaient Côte Pourret lieu dit de la commune d' Entre deux Monts, à l'est du village, a la gentillesse de m'envoyer plusieurs petites histoires racontées par sa maman, Colette Sergent. Elles font revivre d'une jolie manière la vie d'autrefois de nos villages. Voici la première de ces histoires :


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Le Chalet Modèle" bâti en 1907 pour remplacer les deux anciens chalets, celui de Morillon dont il n'y a plus trace et "celui du haut" qui sert maintenant de garage.

4 fois 7 .... 28 ....

cherchant du doigt sur une vieille table de multiplication, couverture de l'almanach du Messager boiteux, le Gros s'applique à faire de multiples opérations pour trouver la part revenant à chacun après la vente annuelle des fromages. Personne ne lui a appris la pratique de la division mais avec quelques calculs approchés il arrive tout de même à faire des comptes justes.

Il s'éponge le front de son grand mouchoir à carreaux, poussant un soupir de satisfaction. C'est presque ça, dans quelques minutes il en aura fini de ces calculs fastidieux ...

Quand un bruit de galoches raclées sur le seuil de pierre de la porte du chalet lui fait lever la tête.

- Ah c'est toi sacré gamin, t'es bien pressé de v'nir porter à c't'heure.

Le gosse a bredouillé tandis que ses joues maigres, s'empourpraient.

- Oh c'est vrai que j'suis le premier.

Trois kilomètres de chemin pour venir au chalet, c'est long; il se hâte toujours tant qu'il peut de crainte d'arriver après la pesée.

- J'avais si peur d'être en retard ...

Il décroche la bouille de ses épaules pour verser le lait dans le pèse-lait. Le Gros fait glisser l'indice de laiton le long de la bascule et s'applique à inscrire sur le registre de la fromagerie en gros caractères : 21 mai, Martineau, 5 kgs.

Soudain toutes les rides de sa figure semblent rire jusqu'à sa moustache grise et ses yeux se plissent de contentement. Il tend la main vers le carnet que le gosse lui tend intimidé et, tout en écrivant sur le dit carnet : "21 mai ..."

- Tu sais il y a un fromage pour ton pére, il devrait bien venir le chercher.

- Un fromage pour mon papa, y va être rudement content, on n'mange que du serrat chez nous; not' vache n'a guère de lait on n'a pas souvent de gruyère à la maison ... Mais j'pourrais l'emporter tout de suite c'fromage ...

- Voilà La Jeânne qui arrive et La Tintin ... Non, vois tu demain c'est dimanche; j'te prêterai ma brouette et tu l'emporteras tout tranquillement ...

- Ar vrai !

Le gosse était déjà loin courant, sautant à cloche pied tandis que sa bouille sautait aussi sur ses épaules, cueillant le long des haies des tiges de pissenlit pour en faire des trompettes. Quelle bonne surprises pour son père, un fromage de gruyère gros comme une meule de moulin avec sa croûte dure et jaune qui protégeait l'intérieur moelleux, soufflé, façonné naturellement dans la cave fraîche. Les abeilles bourdonnaient à qui mieux mieux sur les pâquerettes blanches frangées de rose, sur les renoncules vernis d'or, dans les chatons des saules et des noisetiers au bord de la rivière et dans les haies.

Au chalet, le Gros continuait à mesurer le lait, la chemise de toile grande ouverte sur la poitrine velue, les manches de tricot retroussées jusqu'au coude, riant d'un gros rire d'homme sans souci, plaisantant avec les jeunes filles rougissantes qui baissaient bien vite les yeux vers leur tablier à bavette, pinçant la taille des femmes plus hardies qui portaient à deux les siaux pleins de lait à la cave ou bien apportaient le fagot de bois traditionnel.

La Mélia ramassait quelques branches de buis pour glisser sous le gros chaudron de cuivre où le lait chauffait doucement et jetait de temps en temps un coup d'œil à son âne attaché à la barrière d'en face sous la haie d'aubépine.

- Ah c'est toi p'tit ! Qu'est-ce que tu veux ? Un bout de rivure ?

- Non, j'voudrais voir l'fritier pour mon fromage.

Ce n'était pas le moment de déranger le fromager. Lentement il se nouait au cou une grande toile brune légère et solide à la fois, enroulait soigneusement le bord opposé autour d'une lame d'acier rectangulaire longue et souple et, prenant en main chaque extrémité d'un geste rapide et sûr ramassait le caillé d'un bord à l'autre de la chaudière en râclant soigneusement le fond. Les deux amis appuyés de chaque côté de la cheminée, fumant la pipe, prenaient un plaisir béat à voir avec quelle force tranquille, sans effort apparent, sans hâte comme sans colère il faisait sa besogne. Il leur arrivait à eux de s'emporter après un cheval qui tirait un sillon de travers, un bœuf qui s'impatientait sous la piqûre des taons et leur colère se manifestait par une série de jurons aussi colorés que malsonnants. Lui gardait toujours son calme et sa bonne humeur. Il savait mettre sans mesurer la quantité exacte de présure nécessaire à faire cailler le lait. Il connaissait la façon de lancer le feu pour que la "chauffe" soit à point ni trop brusque ni trop lente ...

Ces messieurs instruits qui voulaient faire une école à Poligny, une école où l'on travaillerait avec des "instruments de précision", ils le faisaient bien rire. Est-ce qu'il ne sentait pas d'instinct ce qu'il convenait de faire, comme l'abeille va aux meilleurs fleurs pour avoir le miel le plus parfumé ? Avec quel amour il retournait les fromages, les salait chaque jour dans la cave fraîche après sa sieste quotidienne.

Le fromage était fini, mis à égoutter sur une claie, pressé entre deux planches. La Mélia achevait de remplir les bidons de petit lait qui feraient ce soir le régal des cochons. Le gosse osa s'approcher.

- M'sieu s'il vous plaît.

- Ah oui, ton fromage !

Le Gros fit un clin d'œil à ses deux copains qui s'approchèrent de la porte de la cave le regardant sortir les bras écartés, portant vraisemblablement un gruyère de belle taille, gonflé à souhait, enveloppé dans une toile brune bien sèche. Il plaça le tout sur la brouette et le gamin partit en courant.

- Au r'voir m'sieu, merci m'sieu !

Derrière lui les trois hommes riaient à gorge déployée, se tapant sur l'épaule. La Mélia surprise regardait tour à tour la silhouette sautillante du gamin qui disparaissait au tournant de la route et les trois compagnons hilares, quémandant une explication.

- Elle est bien bonne hein, celle la ! Quand j'ai vu cette belle pierre ronde, l'idée m'est venue tout de suite de la faire passer pour un fromage; quelle tête il fera le vieux fifre, ah, ah, ah !

- Vous n'avez pas honte grand tourians de faire une farce pareille au plus pauvre de la commune ? Vous avez le cœur à vous moquer du pauvre monde !

Le gros et ses compagnons se taisaient, silencieux. C'est vrai qu'à la réflexion ils étaient un peu honteux. Ils avaient pensé à une bonne farce; le gamin crédule avait été une victime toute désignée. Mais, ils n'étaient pas méchants au fond, jamais ils n'avaient eu l'intention d'offenser un pauvre diable malchanceux mais besogneux et serviable à tous. Ils se lamentaient : que faire, que faire maintenant ? C'est plutôt un mauvais tour !
Le Charles ralluma lentement sa pipe avec un charbon du foyer.

- J'ai une idée. Si on y allait ce tantôt manger l'omelette, on porterait ce qu'il faut bien entendu ...

- Entendu !

Et chacun de s'en aller rasséréné manger la soupe en vitesse.

Martineau la main en auvent au-dessus des yeux détaillait de loin cette voiture à cheval qui avait l'air de prendre la route de La Chèvre. Mais oui, elle venait tout droit chez lui. À mesure qu'elle approchait il reconnaissait Le Gros et ses copains, Le Charles et Le Lexandre dans leur blouse bleue empesée des jours de foire, coiffés de leur chapeau de feutre.

- Ah, c'est comme ça ! Après avoir attrapé le gamin ils viennent se rire de moi. On va bien voir ! Allez Turc !

Résolument il lançait le chien sur eux. Mais le grand berger gris regardait alternativement les arrivants et son maître. Ce n'était pas possible ! C'était pour rire ! Est-ce que le patron ne reconnaissait plus les amis ? Pendant ce temps, Le Charles avait arrêté le tape-cul sous le tilleul, attaché le cheval à l'ombre.

- Salut vieux fifre ! Tu n'es pas fâché au moins ?

Le Lexandre sortait la saucisse, les œufs, le chapelet de morilles et Le Gros apportait, souriant de la bouche et des yeux, la bonbonne et le gruyère.
Martineau désarmé tendit la main sans rancune et appela La Laure pour dresser la table dans la cuisine où une branche de sapin ranimerait vite le feu dans la grande cheminée comtoise.
Et jusqu'au soir les histoire se succédèrent à mesure que coulait le vin clairet arrosant la saucisse aux choux, l'omelette aux morilles et pour finir le ramequin doré que chacun mangeait avec sa cuilllère à même la grande casserole de fonte à trois pattes.

Quelle bonne farce ! Quelle bonne farce ! répétaient les trois paysans un peu éméchés rentrant au trot du paisible Bijou qui trouvait seul la route de son écurie. Pour une bonne farce, c'est une bonne farce !

Quelle bonne journée hein m'man ?, disait en même temps le gamin tout ensommeillé en se glissant au lit. Et la mère répétait en écho : pour une bonne journée c'est une bonne journée !


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l'Almanach du messager boiteux paraît chaque année et contient toutes sortes d'indications utiles au paysan, aussi bien les foires et marchés que le temps prévu pour l'année, la manière de greffer les arbres, etc...

. Le chalet est la fromagerie de la commune où l'on fabrique en commun le beurre et le fromage en une sorte de coopérative familiale.

. "Venir porter" signifie porter le lait au chalet, ce qui se pratique deux fois par jour, le matin et le soir à une heure régulière.

. La Jeânne, La Tintin : la prononciation locale traîne sur les a et met un article devant les noms de personnes comme devant les noms communs.

. Le pére est prononcé avec un accent aigu et non un accent grave.

 

. Les siaux désigne les récipients où le lait est mis à écrémer, des seaux de sapin faciles à nettoyer et qui ne communiquent aucune odeur au lait.

. Le "petit lait" est le résidu liquide de la fabrication du fromage.

. Vieux fifre, tourians sont des qualificatifs un peu moqueurs, mais employés d'une façon toute amicale.

. Le ramequin est le mot francomtois pour désigner la fondue suisse, ce plat fait de fromage et de vin blanc.


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