"Saint-Esprit" |
autres extraits
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Après l'histoire du "Chalet modèle"
que vous avez pu lire dans ce chapitre, on a évidemment envie de trouver
d'autres extraits de ce genre. En voici quelques-uns, choisis hors de
la trame du roman et des amours difficiles de "Saint-Esprit",
mais relatant la vie des hommes, celle de la faune, des oiseaux, des sapins
de tout ce qui peuple le Mont-Noir. Ces deux romans sont de la même verve, et
dépeigne avec le même style le pays que nous connaissons.
Petite différence, "la Carcasse et le Tord cou"
se passe aux Voigneurs, à l'ouest de Foncine le Bas, "Saint-Esprit",
aux Prés-hauts, à l'est. Autre différence, l'un est
une comédie, l'autre une tragédie. Tous deux sont des chefs
d'uvres de chez nous. Rappelons que tout ceci se passe avant 1926. |
Les Prés Hauts Je me représentais ces Prés Hauts - la dernière région cultivée du Jura avant la zone pierreuse et déserte des monts - comme une oasis émouvante de fraîcheur, de silence et de paix, écartée des hommes par ces forêts si denses et si ténébreuses que leur aspect accable ceux qui ne les ont pas hantées dès leur enfance. Je songeais à la grande bise qui flagelle le faîte des sapins et se coule entre leurs troncs avec un ruissellement d'eau, et j'éprouvais aussitôt la douceur et le recueillement d'une veillée intime dans une pièce close, bien chaude où l'on se rit des vents. Je pensais à la neige qui, pendant six mois, sépare du monde ce pays maudit de Dieu.
Les saisons Vous voyez ce qu'est juillet dans ces régions, la vie, qui partout ailleurs se disperse sur l'année entière, se concentre ici dans une courte période de trois à quatre mois. Elle gagne en puissance ce qu'elle perd en durée. C'est un étincellement de fleurs, un embrasement de soleil, une formidable éclosion d'insectes et d'oiseaux. J'ai l'impression chaque été, que la nature délivrée pousse des clameurs de joie.
L'été finissait. C'était un moment de l'année où la lumière se dore, où le vert des sapins semble s'assombrir, tandis que les haies rousses et violettes commencent à se dessécher, que le feuillage des hêtres éclate à la lisière des bois en gerbes de soufre, et que les trembles frissonnent comme des arbres en feu de toutes leurs feuilles aussi rouges que des cerises. Le soleil s'arrête au bas de l'horizon et son éclat s'amortit. Les ombres sont longues, pesantes et tournent lentement sans jamais disparaître. La bise se leva. Ce fut d'abord dans le lointain, le chuchotement de la marée montante; puis en quelques minutes, la bourrasque fut sur nous. Le vent se déchirait contre les sapins en lanières sifflantes. On le sentait luttant avec une fureur haineuse contre les grands arbres immobiles, agrippés au sol par le lacis de leurs racines. Il ne parvenait qu'à ébranler leur faîte sans émouvoir les fûts rugueux, bossués de nuds et suant de résine. Parfois, pour quelques secondes, le tumulte s'abattait; l'assaillant reprenait des forces. Je ne percevais qu'un murmure sourd et profond. Puis un sursaut de bise, de nouveau se ruait à l'assaut du Mont Noir, et tout l'espace s'emplissait de clameurs désespérées.
L'hiver était venu; nous avions regagné
nos maisons. Les gelées nocturnes étaient déjà
tranchantes. Au matin l'herbe des combes était toute givrée;
elle miroitait au soleil et crépitait sous les pas. C'était
le temps rêvé pour la chasse au miroir, et j'avais pris goût
à ce plaisir un peu barbare. Dissimulé derrière un
buisson, on installe l'appareil entre deux mottes de terre, les ailes
de bois incrustées de verre taillé, tournent rapidement;
une gerbe de petits rayons éblouissants s'épanouit sur la
terre gelée, et de toutes parts les alouettes hâtent leur
vol vers l'engin scintillant. Fascinées, elles battent de l'aile
à vingt mètres au-dessus de lui, et rien ne les met en fuite,
ni les coups de fusil, ni la chute des bestioles frappées qui tombent
sur le sol. Le bucheron Eloi venait d'acheter un coin de bois à la
limite du sentier de Foncine. Il songea qu'on pourrait profiter du beau
temps pour l'abattre, et proposa ce travail à Saint-Esprit : Vous connaissez la technique. Elle n'est pas compliquée, et vous avez vu opérer : un coup oblique, aussi profond que possible, puis un coup horizontal, qui tranche l'éclat à sa base. On fait un pas de côté, on recommence et l'on tourne autour de l'arbre, indéfiniment. Lorsque la blessure circulaire a suffisamment enlevé de bois, le combat continue sur une seule face, que l'on détruit peu à peu. Enfin l'arbre s'incline et, tout à coup, il s'abat, dans un déchirement de toutes ses fibres, parmi les fracas des branches brisées qui éclatent comme des grenades, avec le tumulte d'une avalanche répercutée de combe en combe. Il lui arrive de tomber en biais Alors tant pis pour le maladroit qui, les jambes emprisonnées par les ronces et les lianes, ne peut pas faire le bond sauveur ! Tous les ans, des bûcherons sont écrasés. Mais quoi ! La victoire serait-elle belle, si on la remportait sans danger ?. Une preuve de ce danger est donnée en dernière page : On s'était mis à quatre pour abattre un fort sapin. Saint-Esprit était avec nous du côté où il allait tomber ... Quand on a vu l'arbre pencher, on a crié "Gare dessous !" comme on fait toujours. Il n'avait qu'à sauter Un bûcheron comme lui, vous pensez s'il en avait l'habitude ! Qu'est-ce qui s'est passé ? Il n'a pas bougé On a hurlé : "Gare !". Il n'a pas eu l'air d'entendre. L'arbre est tombé et s'est abattu sur lui, en plein par le travers de la poitrine Il a fallu des crics et des bufs pour le dégager, mais il ne respirait plus , pour sûr, tout est brisé dans son corps ! L'accident ne faisait pas peur. La fatigue non plus, voici une réponse : Moi je me riais de la fatigue. Rien n'avait prise sur mon corps. Je pouvais, une nuit entière, dévaler par les sentes et les à-pic du Rizou, un ballot de cinquante livres sur le dos, filant comme un renard entre les postes des douaniers. Je pouvais faucher, tête nue, sous le soleil de juillet aller me laver dans l'abreuvoir dont je cassais la glace, par les journées polaires de janvier Je pouvais douze heures de suite manier la hache ou la barre à mine, j'ignorais la fatigue et je défiais les éléments. Les pommes de terre Voilà comment, pendant cinq jours, avec l'obstination d'un néophyte orgueilleux, j'extirpai des patates, besogne assez monotone. En grattant la terre avec la main, on l'ameublit; puis on empoigne tout le pied, d'une seule masse, aussi près du sol que possible, on l'ébranle légèrement, en donnant de petites secousses pour briser les radicelles, et l'on tire; le pied s'en vient avec ses racines et sept ou huit pommes de terre. Et ensuite, un coup de trident pour soulever la motte, la rompre, et ramasser sept ou huit tubercules. On les laisse sur place, pour que le soleil dessèche la glaise, et l'on passe au pied suivant. Au repas on mange double; le soir on éprouve dans les reins une courbature si douloureuse, qu'on ne se redresse qu'avec une grimace et un juron ... J'y gagnai un jambon que l'Eloi voulut absolument m'offrir, pour s'acquitter envers moi, ou comme on dit là-haut se "déshonter" !
Le Casimir, de"sous la roche" n'avait pas attendu une seconde sollicitation pour commencer l'histoire. C'était un vieux d'octante-cinq ans comme nous disons, cassé, bancal, presque aveugle; mais il demeurait le complet et dernier répertoire de ces traditions orales qui enchantaient les veillées de nos pères. Il aimait à narrer, retrouvant sa jeunesse et sa malice pour en parer les héros de ses récits. Ce qu'il disait, ce soir là, c'était l'histoire de Vise lou Bû, soldat de l'empire. Tous, nous la savions par cur; il n'eût pas fallu y changer un mot ! J'entends la grosse voix cassée de Casimir, qui fait parler Vise lou Bû : "Je voulais partir tout de suite (déclare le légendaire montagnard après avoir sommairement expliqué les raisons de son engagement), mais mes grands patrons - c'étaient ses officiers - me retinrent et me dirent que ce n'était pas encore à nous. Pour le moment, ne partaient que de mauvais petits soldats de rien du tout, vêtus de blanc, et qui n'avaient point de chevaux. Il en partait des volées. Je me demandais comment on en avait pu tant faire ! A la fin, ce
fut notre tour. Quand nous fûmes en bas du coteau, je dis à
celui qui était près de moi : Cela, m'ennuyait, car je ne pouvais pas me battre quand je n'étais
pas en colère. J'étais tout morfondu, je baissais la tête.
L'aube du jour commençait à poindre. Moi je pensais : Je m'avisai tout à coup que nos gens avaient fichu le camp sans
m'appeler. Je pensais en moi-même : Alors deux de ces diables de Hanovre, qui n'ont point de chevaux, s'en
vinrent contre moi. L'un saute à la bride de ma bête, l'autre
essaye de m'attraper. Je repris mon couteau courbe, j'en donnai un coup
à celui qui était le plus près de moi, et je l'expédiai.
A l'autre, j'administrai une grande rebuffade de ma lame, la main renversée,
et je lui coupai la tête avec une telle force, que pour sûr
elle roule encore. Je crevais de faim. Mon ventre était plus creux qu'une lanterne et j'avais les dents comme un râteau à tourner les mottes". Saint-Esprit s'interrompit et se mit à rire en vidant sa pipe contre
le bord de la table. Les mariages L'Eloi Genoudet, un cultivateur, "un tout gros riche", présente le fiancé de sa fille Hélène, instituteur : Je suis l'instituteur de Chapelle des bois. Ce que je veux c'est que les
jeunes arrangent leur vie pour le mieux. Pas besoin de s'inquiéter
de moi ! je me débrouillerai toujours. Et ce fut une belle noce. L'Eloi avait invité une trentaine de convives Un cuisinier était venu du chef-lieu; Le Grand Hôtel de Champagnole avait envoyé un saumon conservé dans son frigorifique. Les braconniers du pays avaient mis à mal cinq lièvres, une dizaine de gélinottes, des coqs de bruyère. Le boucher avait choisi ses plus lourds gigots, ses filets les plus succulents ... Quand le dessert fut placé sur la table et que les premières bouteilles de champagne eurent détoné, le maire de Chapelle des bois et conseillé général, se leva, et, le verre à la main, débita un petit compliment un peu déclamatoire, et termina par une péroraison pathétique : nous devrions vous maudire puisque vous dérobez au Mont-Noir, la fleur la plus éclatante des Prés Hauts pour l'emporter aux rives lointaines de l'Asie; mais il nous est doux de penser que vous êtes les défenseurs de notre civilisation ... D'autres mariages moins heureux Quand Saint-Esprit voulut épouser la fille de son voisin, celui-là lui répondit : Je ne te reproche rien; si tes parents ont mangé tout leur saint-frusquin, et si vous êtes plus gueux que Job, ce n'est pas ta faute. Mais tu ne penses tout de même pas que je vais laisser mon bien à un garçon qui n'a rien. C'est déjà assez dur de savoir qu'après ma mort, il sera partagé entre mes enfants. Je veux que le mari d'Odile lui apporte de l'argent, des terres, un cheptel.. Elle n'épousera pas un misérable, qui sera condamné à être fermier ! Jamais ! ... Jamais ! Moi vivant ! Pareille chose ne se fera ! ... Et quand j'ai dit jamais ! ni le pape, ni le bon Dieu, ni la mort, ne pourraient me faire changer d'avis ! En voilà assez ! ... Plus un mot sur cette histoire là ! Il est vrai que le mariage des parents de Saint-Esprit n'avait pas été heureux non plus : Mon père possédait quelques champs qu'il cultivait avec répugnance. Il n'aimait que la chasse, la pêche, la contrebande. C'était une âme insoumise. Habile horloger, il ne s'asseyait devant son établi que lorsque les cris de ma mère et la pénurie d'argent le contraignaient au travail pour quelques jours. Jamais deux êtres unis pour la vie ne furent aussi peu faits pour s'entendre. Un de mes oncles m'a conté souvent leur mariage : En ce temps-là, mon père, Henri Saule atteignait la trentaine. Fils unique, il vivait avec mon grand-père, le Sylvain Saule, veuf depuis longtemps. De quoi subsistaient ces deux hommes ? Principalement de chasse et de maraude. Durant les mois d'hiver, ils engrangeaient quelques horloges. Ils lisaient interminablement. Le mariage qui fit de mon père un esclave fut combiné par le curé de l'Abbaye et son collègue de Poligny. Le curé de Poligny offrait une orpheline, Marie-Rose Jeantet, nantie d'un vieil oncle et de huit mille francs d'argent comptant. Mon père était beau, ne buvait pas, ne se querellait pas. On pouvait espérer que la présence d'une femme le retiendrait au foyer et lui donnerait le goût. La jeune fille appartenait à une famille honorable estimée dans le Bas-Jura. Elle était sage. Elle était pieuse. " Et puis, bon Dieu ! ..." - c'est mon oncle qui parle - "trois paires de bufs dans l'étable et un char à banc pour aller aux foires. Enfin de l'argent ! ...". Et de l'argent, le Sylvain et l'Henri en avaient bougrement besoin. Ils en devaient à tous les patrons horlogers de Morez. Avances par-ci, avances par-là. Trois mille francs empruntés à l'Hippolyte Crétin, cinq cents au Gustave Odobez, sept cents au Justin Ripotot ! ... Que sais-je encore ? Oh ces messieurs n'étaient exigeants. Ils prêtaient, on signait un billet, les intérêts capitalisaient, et les deux lascars se ruinaient tout doucement sans y penser. La bicoque était devenue le rendez-vous de ces messieurs. Ils arrivaient le samedi soir; cheval à l'écurie, chiens à la remise, voiture à la grange, et l'on couchait où l'on pouvait. A cinq heures du matin, d'autres messieurs, d'autres voitures, d'autres chiens, café chaud pour tout le monde, et le marc par-dessus. En chasse, messieurs, en chasse ! ... Voilà que l'Hippolyte Crétin connut des embarras d'argent
et se prit à faire rentrer ses créances. Tu penses
si la dot du Bas-Jura tombait à pic ! ... La Marie-Rose aurait
été bancale, bossue et punaise, qu'on lui aurait découvert
toutes les vertus ! Huit mille francs ! Et les curés n'y avaient
vu que du feu. Tous ces messieurs de Morez vinrent saluer les mariés
et apporter leurs cadeaux : une vraie foire aux échantillons, chacun
offrant ce qu'il fabriquait. Une douzaine de cuillers en ruolz, un réveil-matin,
un paquet de pince-nez, un tournebroche, du butin bien utile comme tu
vois. Enfin tant bien que mal on remit le Jeantet en charrette et en route
pour le Bas-Jura. Les messieurs retournèrent à Morez en
rigolant, sûrs de tenir leur gage, et le grand-père répétait,
avec des airs de seigneur offensé : En attendant, la Marie-Rose pleurait dans son coin. Et de ce jour, jusqu'à
la fin, les jeunes époux n'ont jamais pu se regarder en face sans
grincer des dents. C'est à se demander comment ils ont eu le courage
de me mettre au monde. Mais y-a-t'il mieux que le Mont Noir ? Voyez, monsieur, il ne faut pas vivre en étendue, il faut vivre en profondeur. Que reste-t-il d'une existence semblable à celle des hommes qui peuplent maintenant la terre ? Aller plus loin, aller plus vite, parcourir le monde à grands pas, accomplir en quelques heures un voyage qui imposait à nos ancêtres des semaines d'efforts, entendre, à la minute où elles retentissent, des voix qui s'élèvent à l'autre bout de la planète, supprimer la distance, anéantir peu à peu l'espace, voilà la pensée de notre âge, son idéal, son combat. Mais quand peut-on vivre ? Vivre pour moi, c'est circonscrire autour de soi une étroite frontière et ne jamais la franchir. Un jardin suffit, une combe, une clairière. C'est assez pour la durée d'un homme. Mais sur ce territoire qu'il parcourt en quelques pas, il connaît la forme de chaque motte de terre, tous les brins d'herbe, les plantes qui naissent, et celles qui meurent, il voit chaque feuille changer de teinte, s'apprêter à la destruction, s'abattre sur le sol; et quand la branche se hérisse d'imperceptibles bourgeons, il les devine et les compte avant qu'ils soient formés. Dans ce monde minuscule, il peut percevoir l'infini, et il lui reste le loisir de songer à son âme, qui en est le miroir. Sa vie, qui vous paraît vide, déborde de richesses que vous ne soupçonnez pas, lorsque vos courez des Pyramides au Canada et du Maroc aux Indes. Et quand on a vécu comme je vous le dis, monsieur, Quand on a rétréci jusqu'a toucher de sa main les limites de son univers, on possède enfin une certitude, on se sent affermi sur d'inébranlables assises, le vrai se découvre à vous Vous saisissez Dieu. Il arrive cependant que l'on s'ennuie au Mont-Noir : Quand vous vous engourdissez, six mois de suite, dans le silence glacé de la neige, et que les bois vous entourent d'immuables ombres, alors que le temps prend sa valeur et pèse sur vous d'un terrible poids ! A soixante-cinq ans, vous sentez l'accablement des siècles ... Et pourtant, j'avais, pour occuper ma pensée, le privilège
d'une culture que ne possèdent pas les autres paysans. Mais est-ce
vraiment un privilège ? Le don de discerner ce qui se passe
en lui n'est-il pas pour l'homme, la source de tous ses tourments ? Et
ne souffrirait-on pas moins si l'on était assez semblable à
la bête pour n'avoir ni mémoire du passé, ni angoisse
de l'avenir ? ... |