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"Saint-Esprit"
autres extraits

 


Après l'histoire du "Chalet modèle" que vous avez pu lire dans ce chapitre, on a évidemment envie de trouver d'autres extraits de ce genre. En voici quelques-uns, choisis hors de la trame du roman et des amours difficiles de "Saint-Esprit", mais relatant la vie des hommes, celle de la faune, des oiseaux, des sapins … de tout ce qui peuple le Mont-Noir.
"Saint-Esprit" n'a pas eu, comme "la Carcasse et le Tord Cou", les honneurs du cinéma, et il est maintenant bien oublié. C'est dommage !

Ces deux romans sont de la même verve, et dépeigne avec le même style le pays que nous connaissons. Petite différence, "la Carcasse et le Tord cou" se passe aux Voigneurs, à l'ouest de Foncine le Bas, "Saint-Esprit", aux Prés-hauts, à l'est. Autre différence, l'un est une comédie, l'autre une tragédie. Tous deux sont des chefs d'œuvres de chez nous.
On constate dès la première page que l'auteur,qui situe son roman dans le Mont-Noir, le connait et l'aime, au contraire d'autres romanciers, qui ont pu le siter sans savoir réellement où il se situait. Ses sapins, ses sentiers, ses pâtures … le langage qu'on y entend, les soucis, les manières des personnages, tout cela nous ramène chez nos ancêtres.
Et puis les Vionnet de Morillon se souviendront que c'est au hameau des Prés-Hauts, que leur ancêtre, le Jousé à gros Pierre, se réfugiait chaque fois qu'un incendie, où un huissier, le jetait à la porte d'une ferme.

Rappelons que tout ceci se passe avant 1926.



Les Prés Hauts

Je me représentais ces Prés Hauts - la dernière région cultivée du Jura avant la zone pierreuse et déserte des monts - comme une oasis émouvante de fraîcheur, de silence et de paix, écartée des hommes par ces forêts si denses et si ténébreuses que leur aspect accable ceux qui ne les ont pas hantées dès leur enfance.

ferme des Prés-Hauts (Chapelle des Bois)

Je songeais à la grande bise qui flagelle le faîte des sapins et se coule entre leurs troncs avec un ruissellement d'eau, et j'éprouvais aussitôt la douceur et le recueillement d'une veillée intime dans une pièce close, bien chaude où l'on se rit des vents. Je pensais à la neige qui, pendant six mois, sépare du monde ce pays maudit de Dieu.


A cette époque lointaine, le hameau - si l'on peut appeler hameau un groupe de trois maisons - comptait une habitation de plus qu'aujourd'hui … Les orties et les framboisiers ont poussé entre les moellons, et vous pouvez y ramasser, à pleines mains, cette petite ronce des terrains rocheux que nous nommons chevrette et dont le fruit, rouge et vif comme le rubis, est plus acide que la groseille. Ce champ d'orties, dru comme une chènevière, atteste qu'il y a eu à cet endroit un repaire d'êtres humains.

Nous possédons un instinct, tout semblable à celui des bêtes auxquelles nous ressemblons par tant de traits et qui dès nos premières années nous font reconnaître tout objet comestible : les escargots encore fermés au début du printemps, les grenouilles, les oisillons dans leurs nids, et, un peu plus avant dans la saison, les chevrettes, les fraises, les framboises, les mûres, les alises, les grappes noires de certaines viornes, toutes les oseilles des champs et le trèfle des bois, les groseilles sauvages, l'épinette vinette au parfum du citron, le fond des chardons, la grosse myrtille des tourbières, que sais-je encore ?

Les saisons

Vous voyez ce qu'est juillet dans ces régions, la vie, qui partout ailleurs se disperse sur l'année entière, se concentre ici dans une courte période de trois à quatre mois. Elle gagne en puissance ce qu'elle perd en durée. C'est un étincellement de fleurs, un embrasement de soleil, une formidable éclosion d'insectes et d'oiseaux. J'ai l'impression chaque été, que la nature délivrée pousse des clameurs de joie.

les Prés-Hauts

L'été finissait. C'était un moment de l'année où la lumière se dore, où le vert des sapins semble s'assombrir, tandis que les haies rousses et violettes commencent à se dessécher, que le feuillage des hêtres éclate à la lisière des bois en gerbes de soufre, et que les trembles frissonnent comme des arbres en feu de toutes leurs feuilles aussi rouges que des cerises. Le soleil s'arrête au bas de l'horizon et son éclat s'amortit. Les ombres sont longues, pesantes et tournent lentement sans jamais disparaître.

La bise se leva. Ce fut d'abord dans le lointain, le chuchotement de la marée montante; puis en quelques minutes, la bourrasque fut sur nous. Le vent se déchirait contre les sapins en lanières sifflantes. On le sentait luttant avec une fureur haineuse contre les grands arbres immobiles, agrippés au sol par le lacis de leurs racines. Il ne parvenait qu'à ébranler leur faîte sans émouvoir les fûts rugueux, bossués de nœuds et suant de résine. Parfois, pour quelques secondes, le tumulte s'abattait; l'assaillant reprenait des forces. Je ne percevais qu'un murmure sourd et profond. Puis un sursaut de bise, de nouveau se ruait à l'assaut du Mont Noir, et tout l'espace s'emplissait de clameurs désespérées.


Octobre fut admirable, comme il l'est souvent dans nos montagnes après les bourrasques et les neiges fugitives de septembre. Le ciel où ne montait pas un nuage après que s'étaient évanouis les brouillards de la nuit, éclatait d'une splendeur cuivrée, d'une limpidité fauve à l'horizon, d'une pâleur presque verte au zénith. Les gazettes, nos propres observations, les augures du village, assuraient toute une lune d'une immuable beauté avant l'hiver qui s'abattrait brusquement sur nous.

L'hiver était venu; nous avions regagné nos maisons. Les gelées nocturnes étaient déjà tranchantes. Au matin l'herbe des combes était toute givrée; elle miroitait au soleil et crépitait sous les pas. C'était le temps rêvé pour la chasse au miroir, et j'avais pris goût à ce plaisir un peu barbare. Dissimulé derrière un buisson, on installe l'appareil entre deux mottes de terre, les ailes de bois incrustées de verre taillé, tournent rapidement; une gerbe de petits rayons éblouissants s'épanouit sur la terre gelée, et de toutes parts les alouettes hâtent leur vol vers l'engin scintillant. Fascinées, elles battent de l'aile à vingt mètres au-dessus de lui, et rien ne les met en fuite, ni les coups de fusil, ni la chute des bestioles frappées qui tombent sur le sol.
L'école de Chapelle des bois n'est accessible aux enfants du Mont-Noir que durant les beaux mois de l'année. De novembre à mars, elle leur est interdite par la hauteur des neiges, l'absence de sentiers frayés, l'impossibilité de traverser la forêt en traîneau.

Le bucheron

Eloi venait d'acheter un coin de bois à la limite du sentier de Foncine. Il songea qu'on pourrait profiter du beau temps pour l'abattre, et proposa ce travail à Saint-Esprit :
Vous connaissez l'endroit. C'est près d'une combe et d'un pré-bois en plein cœur du Mont Noir, ce coin où s'élève une chapelle désaffectée, vieille de trois siècles. Il n'y a pas une région du Mont Noir plus solitaire, plus silencieuse, plus ténébreuse. Les sapins, dont deux hommes n'étreindraient pas le tronc de leurs bras unis, s'élèvent drus comme des épis de blé, à soixante pieds dans l'espace.
Je partais pour mon travail ... C'était une bataille contre ces fûts de sapins, durcis par les siècles, au grain serrés comme le grain de la pierre.

Vous connaissez la technique. Elle n'est pas compliquée, et vous avez vu opérer : un coup oblique, aussi profond que possible, puis un coup horizontal, qui tranche l'éclat à sa base. On fait un pas de côté, on recommence et l'on tourne autour de l'arbre, indéfiniment. Lorsque la blessure circulaire a suffisamment enlevé de bois, le combat continue sur une seule face, que l'on détruit peu à peu.

Enfin l'arbre s'incline et, tout à coup, il s'abat, dans un déchirement de toutes ses fibres, parmi les fracas des branches brisées qui éclatent comme des grenades, avec le tumulte d'une avalanche répercutée de combe en combe. Il lui arrive de tomber en biais … Alors tant pis pour le maladroit qui, les jambes emprisonnées par les ronces et les lianes, ne peut pas faire le bond sauveur ! … Tous les ans, des bûcherons sont écrasés.

Mais quoi !… La victoire serait-elle belle, si on la remportait sans danger ?.

Une preuve de ce danger est donnée en dernière page :

On s'était mis à quatre pour abattre un fort sapin.

Saint-Esprit était avec nous du côté où il allait tomber ... Quand on a vu l'arbre pencher, on a crié "Gare dessous !" … comme on fait toujours. Il n'avait qu'à sauter … Un bûcheron comme lui, vous pensez s'il en avait l'habitude ! …

Qu'est-ce qui s'est passé ? Il n'a pas bougé …

On a hurlé : "Gare !".

Il n'a pas eu l'air d'entendre. L'arbre est tombé et s'est abattu sur lui, en plein par le travers de la poitrine … Il a fallu des crics et des bœufs pour le dégager, mais il ne respirait plus …, pour sûr, tout est brisé dans son corps !

L'accident ne faisait pas peur. La fatigue non plus, voici une réponse :

Moi je me riais de la fatigue. Rien n'avait prise sur mon corps. Je pouvais, une nuit entière, dévaler par les sentes et les à-pic du Rizou, un ballot de cinquante livres sur le dos, filant comme un renard entre les postes des douaniers. Je pouvais faucher, tête nue, sous le soleil de juillet … aller me laver dans l'abreuvoir dont je cassais la glace, par les journées polaires de janvier … Je pouvais douze heures de suite manier la hache ou la barre à mine, j'ignorais la fatigue et je défiais les éléments.

Les pommes de terre

Voilà comment, pendant cinq jours, avec l'obstination d'un néophyte orgueilleux, j'extirpai des patates, besogne assez monotone. En grattant la terre avec la main, on l'ameublit; puis on empoigne tout le pied, d'une seule masse, aussi près du sol que possible, on l'ébranle légèrement, en donnant de petites secousses pour briser les radicelles, et l'on tire; le pied s'en vient avec ses racines et sept ou huit pommes de terre.

Et ensuite, un coup de trident pour soulever la motte, la rompre, et ramasser sept ou huit tubercules. On les laisse sur place, pour que le soleil dessèche la glaise, et l'on passe au pied suivant. Au repas on mange double; le soir on éprouve dans les reins une courbature si douloureuse, qu'on ne se redresse qu'avec une grimace et un juron ... J'y gagnai un jambon que l'Eloi voulut absolument m'offrir, pour s'acquitter envers moi, ou comme on dit là-haut se "déshonter" !


Vise Lou Bu (version Saint-Esprit)

Le Casimir, de"sous la roche" n'avait pas attendu une seconde sollicitation pour commencer l'histoire. C'était un vieux d'octante-cinq ans comme nous disons, cassé, bancal, presque aveugle; mais il demeurait le complet et dernier répertoire de ces traditions orales qui enchantaient les veillées de nos pères. Il aimait à narrer, retrouvant sa jeunesse et sa malice pour en parer les héros de ses récits.

Ce qu'il disait, ce soir là, c'était l'histoire de Vise lou Bû, soldat de l'empire. Tous, nous la savions par cœur; il n'eût pas fallu y changer un mot ! … J'entends la grosse voix cassée de Casimir, qui fait parler Vise lou Bû :

"Je voulais partir tout de suite (déclare le légendaire montagnard après avoir sommairement expliqué les raisons de son engagement), mais mes grands patrons - c'étaient ses officiers - me retinrent et me dirent que ce n'était pas encore à nous. Pour le moment, ne partaient que de mauvais petits soldats de rien du tout, vêtus de blanc, et qui n'avaient point de chevaux. Il en partait des volées. Je me demandais comment on en avait pu tant faire !

La Thieulette

A la fin, ce fut notre tour. Quand nous fûmes en bas du coteau, je dis à celui qui était près de moi :
- Où va-t-on ?
- Se battre ! qu'il me dit.

Cela, m'ennuyait, car je ne pouvais pas me battre quand je n'étais pas en colère. J'étais tout morfondu, je baissais la tête. L'aube du jour commençait à poindre.
Quand nous fûmes sur le sommet du côteau, ce ne fut pas fini. Il s'en trouvait, de l'autre côté, des volées de tous les diables, qui nous tiraient dessus. Et ils n'avaient point de honte de taper dans les yeux !

Moi je pensais :
Que diantre te feront-ils, puisque tu n'as jamais rien eu à démêler avec eux ?
Croiriez-vous bien cependant qu'il y en avait un, de l'autre côté, qui m'en voulait, à moi qu'il n'avait jamais vu ?… Ce mauvais drôle me tira dessus. Sa balle vint s'écraser contre la boucle de mon ceinturon. Sans la boucle, j'étais tué.
Alors la colère me monta à la tête. Je cherchai dans mon sachet, un rouleau de carton, j'en mordis le bout, puis j'enfonçai le rouleau dans mon fusil. Je ne fus point traître. Je criai :
Gare les yeux !
Et je lâchai mon coup. Mais mon fusil recula et m'échappa. Alors je tirai de sa gaine mon grand couteau courbe, et j'allai contre ces bandits de Hanovre, et je commençai à leur en foutre de côté et d'autre, et de va et de revient, tant que mon couteau faisait feu sur leurs dents.

Je m'avisai tout à coup que nos gens avaient fichu le camp sans m'appeler. Je pensais en moi-même :
Je ne veux pourtant continuer la guerre tout seul !
Je regardai mon pauvre cheval. Une pierre en aurait pitié. Il était tout percé, tout fendillé, il saignait de partout; c'était le mal même !

Alors deux de ces diables de Hanovre, qui n'ont point de chevaux, s'en vinrent contre moi. L'un saute à la bride de ma bête, l'autre essaye de m'attraper. Je repris mon couteau courbe, j'en donnai un coup à celui qui était le plus près de moi, et je l'expédiai. A l'autre, j'administrai une grande rebuffade de ma lame, la main renversée, et je lui coupai la tête avec une telle force, que pour sûr elle roule encore.
Puis je m'en retournai du côté d'où nous étions venus.

Je crevais de faim. Mon ventre était plus creux qu'une lanterne et j'avais les dents comme un râteau à tourner les mottes".

Saint-Esprit s'interrompit et se mit à rire en vidant sa pipe contre le bord de la table.
Vous m'écoutez, fit-il, avec autant d'attention qu'un bûcheron de chez nous ! ... Mais je n'ai pas l'intention de vous conter Vise lou Bû. Je me suis laissé entraîner dans mes souvenirs. Je revivais le soir de juillet qui fut le début de ma vie nouvelle.

Les mariages

L'Eloi Genoudet, un cultivateur, "un tout gros riche", présente le fiancé de sa fille Hélène, instituteur :

Je suis l'instituteur de Chapelle des bois. Ce que je veux c'est que les jeunes arrangent leur vie pour le mieux. Pas besoin de s'inquiéter de moi ! je me débrouillerai toujours.
Vous comprenez, monsieur, un fonctionnaire qui consent à s'expatrier court la chance d'avoir une carrière plus brillante et plus rapide. C'est à considérer. Si Hélène tenait à rester au pays, je ne songerais pas à le quitter. Mais si elle accepte de partir pour quelque temps, il est évident que nous pourrons améliorer beaucoup notre situation..
Instituteur, c'est un bon métier, s'écria Eloi. Un métier doux, qui vous laisse le temps pour prendre du plaisir et où on n'est pas esclave de la pluie, du soleil, des bêtes de la terre. Bien payé, et logé et chauffé, et en retraite au bout du compte !… Alors quand avec ça, on épouse une fille qui a du bien, on a tout pour être heureux. Ce mariage, au moins, ce n'est pas un mariage de croquand !

Et ce fut une belle noce. L'Eloi avait invité une trentaine de convives … Un cuisinier était venu du chef-lieu; Le Grand Hôtel de Champagnole avait envoyé un saumon conservé dans son frigorifique. Les braconniers du pays avaient mis à mal cinq lièvres, une dizaine de gélinottes, des coqs de bruyère. Le boucher avait choisi ses plus lourds gigots, ses filets les plus succulents ...

Quand le dessert fut placé sur la table et que les premières bouteilles de champagne eurent détoné, le maire de Chapelle des bois et conseillé général, se leva, et, le verre à la main, débita un petit compliment un peu déclamatoire, et termina par une péroraison pathétique : nous devrions vous maudire puisque vous dérobez au Mont-Noir, la fleur la plus éclatante des Prés Hauts pour l'emporter aux rives lointaines de l'Asie; mais il nous est doux de penser que vous êtes les défenseurs de notre civilisation ...

D'autres mariages moins heureux

Quand Saint-Esprit voulut épouser la fille de son voisin, celui-là lui répondit :

Je ne te reproche rien; si tes parents ont mangé tout leur saint-frusquin, et si vous êtes plus gueux que Job, ce n'est pas ta faute. Mais tu ne penses tout de même pas que je vais laisser mon bien à un garçon qui n'a rien. C'est déjà assez dur de savoir qu'après ma mort, il sera partagé entre mes enfants. Je veux que le mari d'Odile lui apporte de l'argent, des terres, un cheptel.. Elle n'épousera pas un misérable, qui sera condamné à être fermier ! Jamais ! ... Jamais ! Moi vivant ! Pareille chose ne se fera ! ... Et quand j'ai dit jamais ! ni le pape, ni le bon Dieu, ni la mort, ne pourraient me faire changer d'avis ! En voilà assez ! ... Plus un mot sur cette histoire là !

Il est vrai que le mariage des parents de Saint-Esprit n'avait pas été heureux non plus :

Mon père possédait quelques champs qu'il cultivait avec répugnance. Il n'aimait que la chasse, la pêche, la contrebande. C'était une âme insoumise. Habile horloger, il ne s'asseyait devant son établi que lorsque les cris de ma mère et la pénurie d'argent le contraignaient au travail pour quelques jours. Jamais deux êtres unis pour la vie ne furent aussi peu faits pour s'entendre. Un de mes oncles m'a conté souvent leur mariage :

La Cernée

En ce temps-là, mon père, Henri Saule atteignait la trentaine. Fils unique, il vivait avec mon grand-père, le Sylvain Saule, veuf depuis longtemps. De quoi subsistaient ces deux hommes ? Principalement de chasse et de maraude. Durant les mois d'hiver, ils engrangeaient quelques horloges. Ils lisaient interminablement.

Le mariage qui fit de mon père un esclave fut combiné par le curé de l'Abbaye et son collègue de Poligny. Le curé de Poligny offrait une orpheline, Marie-Rose Jeantet, nantie d'un vieil oncle et de huit mille francs d'argent comptant. Mon père était beau, ne buvait pas, ne se querellait pas. On pouvait espérer que la présence d'une femme le retiendrait au foyer et lui donnerait le goût. La jeune fille appartenait à une famille honorable estimée dans le Bas-Jura. Elle était sage. Elle était pieuse.

" Et puis, bon Dieu ! ..." - c'est mon oncle qui parle - "trois paires de bœufs dans l'étable et un char à banc pour aller aux foires. Enfin de l'argent ! ...". Et de l'argent, le Sylvain et l'Henri en avaient bougrement besoin. Ils en devaient à tous les patrons horlogers de Morez. Avances par-ci, avances par-là. Trois mille francs empruntés à l'Hippolyte Crétin, cinq cents au Gustave Odobez, sept cents au Justin Ripotot ! ... Que sais-je encore ?

Oh ces messieurs n'étaient exigeants. Ils prêtaient, on signait un billet, les intérêts capitalisaient, et les deux lascars se ruinaient tout doucement sans y penser. La bicoque était devenue le rendez-vous de ces messieurs. Ils arrivaient le samedi soir; cheval à l'écurie, chiens à la remise, voiture à la grange, et l'on couchait où l'on pouvait. A cinq heures du matin, d'autres messieurs, d'autres voitures, d'autres chiens, café chaud pour tout le monde, et le marc par-dessus. En chasse, messieurs, en chasse ! ...

Voilà que l'Hippolyte Crétin connut des embarras d'argent et se prit à faire rentrer ses créances. Tu penses si la dot du Bas-Jura tombait à pic ! ... La Marie-Rose aurait été bancale, bossue et punaise, qu'on lui aurait découvert toutes les vertus ! Huit mille francs ! Et les curés n'y avaient vu que du feu.
Oh ! Pour un beau mariage, ce fut un beau mariage ! On le célébra dans le village de la future, puis l'oncle Jeantet organisa le transport des époux et du mobilier, et, à l'Abbaye, la fête commença.

Tous ces messieurs de Morez vinrent saluer les mariés et apporter leurs cadeaux : une vraie foire aux échantillons, chacun offrant ce qu'il fabriquait. Une douzaine de cuillers en ruolz, un réveil-matin, un paquet de pince-nez, un tournebroche, du butin bien utile comme tu vois.
Et puis l'oncle Jeantet s'apprêtait à partir, et il attelait son char à bancs, plus léger qu'à l'arrivée, quand l'Hyppolite Crétin s'approcha de lui, avec son nez de fouine, sa figure noirâtre, et ses petites épaules tordues, et toucha quelques mots de la dette dont les Saules négligeaient de payer les intérêts et de rembourser le capital. Il bafouillait.

Enfin tant bien que mal on remit le Jeantet en charrette et en route pour le Bas-Jura. Les messieurs retournèrent à Morez en rigolant, sûrs de tenir leur gage, et le grand-père répétait, avec des airs de seigneur offensé :
Pour quelques sous qu'ils m'ont avancés ! ... Je n'y pensais plus ...

En attendant, la Marie-Rose pleurait dans son coin. Et de ce jour, jusqu'à la fin, les jeunes époux n'ont jamais pu se regarder en face sans grincer des dents. C'est à se demander comment ils ont eu le courage de me mettre au monde.
Mais après, il a fallu payer ! Et la dot y passa, par morceaux, par acompte, par annuités, de toutes façons. Les messieurs ne venaient plus avec leurs chiens mais ils envoyaient des papiers.

les Prés-Hauts (Chapelle des Bois)

Mais y-a-t'il mieux que le Mont Noir ?

Voyez, monsieur, il ne faut pas vivre en étendue, il faut vivre en profondeur.

Que reste-t-il d'une existence semblable à celle des hommes qui peuplent maintenant la terre ? Aller plus loin, aller plus vite, parcourir le monde à grands pas, accomplir en quelques heures un voyage qui imposait à nos ancêtres des semaines d'efforts, entendre, à la minute où elles retentissent, des voix qui s'élèvent à l'autre bout de la planète, supprimer la distance, anéantir peu à peu l'espace, voilà la pensée de notre âge, son idéal, son combat. Mais quand peut-on vivre ?…

Vivre pour moi, c'est circonscrire autour de soi une étroite frontière et ne jamais la franchir. Un jardin suffit, une combe, une clairière. C'est assez pour la durée d'un homme. Mais sur ce territoire qu'il parcourt en quelques pas, il connaît la forme de chaque motte de terre, tous les brins d'herbe, les plantes qui naissent, et celles qui meurent, il voit chaque feuille changer de teinte, s'apprêter à la destruction, s'abattre sur le sol; et quand la branche se hérisse d'imperceptibles bourgeons, il les devine et les compte avant qu'ils soient formés. Dans ce monde minuscule, il peut percevoir l'infini, et il lui reste le loisir de songer à son âme, qui en est le miroir. Sa vie, qui vous paraît vide, déborde de richesses que vous ne soupçonnez pas, lorsque vos courez des Pyramides au Canada et du Maroc aux Indes.

Et quand on a vécu comme je vous le dis, monsieur, Quand on a rétréci jusqu'a toucher de sa main les limites de son univers, on possède enfin une certitude, on se sent affermi sur d'inébranlables assises, le vrai se découvre à vous… Vous saisissez Dieu.

les Prés-Hauts (Chapelle des Bois)

Il arrive cependant que l'on s'ennuie au Mont-Noir :

Quand vous vous engourdissez, six mois de suite, dans le silence glacé de la neige, et que les bois vous entourent d'immuables ombres, alors que le temps prend sa valeur et pèse sur vous d'un terrible poids ! A soixante-cinq ans, vous sentez l'accablement des siècles ...

Et pourtant, j'avais, pour occuper ma pensée, le privilège d'une culture que ne possèdent pas les autres paysans. Mais est-ce vraiment un privilège ? Le don de discerner ce qui se passe en lui n'est-il pas pour l'homme, la source de tous ses tourments ? Et ne souffrirait-on pas moins si l'on était assez semblable à la bête pour n'avoir ni mémoire du passé, ni angoisse de l'avenir ? ...
Pour moi, que rien n'attirait plus hors du logis, quand j'avais achevé mes besognes quotidiennes, je lisais pour m'interdire de penser.


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