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La batteuse

 


Les " Serrettes", c'est un petit coin à 1500 mètres du village, caché entre les sapins du Mont Noir et la Sainette, un affluent de la Saine (la vraie, pas l’autre qui coule sous les ponts de Paris).
Au delà, il n’y a que des sentiers qui partent à travers bois. Les voitures ne vont pas plus loin.
C’est ici qu’est née Micheline, qu’elle a grandi, qu’elle a vu vivre et travailler ses parents à une époque où on ne connaissait ni l’électricité ni l’essence.
Elle s’en souvient et le raconte, à sa façon, et c’est un plaisir de la lire. Voici, toute crue, sa page sur la batteuse :


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Texte de Micheline

Lorsque les battages en Bresse sont terminés, la batteuse arrive, tirée par un tracteur " Lantz ", aux bandages d’acier. C’est une " Vierzon " rouge, qui lorsqu’elle s’ébranle à grand bruit, lâche encore " pousse " et grain, de quoi réjouir la volaille plusieurs jours. Elle est convoyée par deux bressans chaussés de sabots.

Depuis quelques jours, en allant à l’école, on l’entendait mugir; on en parlait, on courait la voir en sortant de la classe. " Demain c’est chez nous !" avait dit papa en rentant du chalet.
Depuis plusieurs jours on vérifiait l’état des sacs pour le grain. Les greniers à blé avaient été nettoyés et souffrés.

Hier soir, avec de la poudre prise sous la meule à affûter, j’ai astiqué les couteaux noircis, tirés de l’armoire d’en haut, avec les assiettes et les grands plats et rincé les cafetières de secours.
Cet après-midi, maman a lavé la choucroute qui a bien passé l’hiver dans son tonneau. Elle régalera les travailleurs. Si nous sommes aux "Serrettes" les premiers à battre, pas de problème pour le choix du repas; mais si la campagne tire à sa fin les hommes sont lassés du pot au feu ou du civet de lapin. Il faut faire autre chose.
Si c’est le matin, il faut prévoir le casse-croûte et la soupe à l’oignon.

Maman a fort à faire !
Les deux garçons ont rincé les bouteilles, puis nous les avons remplies sous le robinet du tonneau. Il en faut beaucoup !
La poussière donne soif et lorsque tables et sièges sont installés, plus question de soulever la trappe pour aller au ravitaillement.
Papa de son côté s’active à vider les granges, et à  préparer la voiture, les sacs et le van.

L’emploi du temps a été fait et les bressans, pressés, activent la manœuvre. Ils arrivent en sabots, le mouchoir autour du coup, la casquette sur le crâne, les mains noircies et les yeux fardés de poussière.
Le Paul est allé prévenir le Grand Joseph et la Noëlle qui vient en renfort pour la cuisine et la traite. Tout est prêt.
"Maman !, Maman ! Elle arrive !".
On entend le teuf-teuf du tracteur et le bruit de ferraille des bandages qui écrasent les cailloux de la route.
Il faut atteler la Poulette en renfort pour monter la côte après le pont. Le Grand Joseph  arrive avec sa fourche en bois puis, sifflotant voici l’Alcide et le Natole.
C’est le grand jour de l’entraide. On voit arriver l’un après l’autre, la fourche sur l’épaule et le mouchoir autour du cou, les voisins et amis. Papa, à son tour ira " rendre la corvée ".

Ce sont les grandes manoeuvres pour rentrer la batteuse dans la grange, caler le tracteur, tendre la courroie. Les gamins sont partout et il faut les chasser …
Et puis ça démarre ! Le tracteur a des soubresauts, il prend son rythme, la courroie se tend, entraîne les poulies. Le long mugissement de la machine déclenche la galopade. Tout le monde en place et c’est parti !
Les " trémies " secouent la poussière ramenée d’ailleurs.

L’engraineur avance la première gerbe à la vorace, qui recrache paille, pousse et blé. Les hommes ont pris le rythme. La machine insatiable avale tout avec des claquements secs.
A l’avant, descend le tas de gerbes qui, délié et étendu, s’engouffre dans la machine. Derrière, à bout de fourche, à bout de bras, la paille remonte au grenier. Le grain coule dans les sacs. La poussière s’envole dans le soleil. La pousse s’entasse. C’est parti jusqu’au soir.
A tour de rôle les hommes se reposent quelques minutes. Moi, la gamine je circule avec la cafetière. Dehors, posés sur la fenêtre, il y a du vin et des verres. La maison s’emplit de l’odeur de la moisson malgré les portes fermées à la poussière et au bruit.

A la cuisine maman s’affaire aussi. La choucroute sent bon, le café frais embaume, le couvert est mis, le pain coupé est à l’abri sous un torchon. Il faut que tout soit prêt lorsqu’il n’y aura plus de gerbes et que la machine s’arrêtera. Il faudra rentrer les vaches et traire pendant que les batteurs décaleront et emmèneront ailleurs la batteuse.
Le froment est passé, l’orge aussi et le tas d’avoine diminue. Voila les dernières fourchées qui cachent les souris. C’est la rigolade ! elles partent dans tous les sens. Regardez le sauter, celui qui en a une qui grimpe dans son pantalon !

Le bruit s’est arrêté, la poussière vole encore. Un à un les hommes abrutis de fatigue, gorgés de poussière, les cheveux collés sous la casquette, les yeux et les narines bordés de noir, descendent du grenier, s’ébrouent, se secouent et quittent chemises et mouchoirs de cou  pour décoller de leur peau, brins de paille et balles de blé. A leur disposition sur le banc, la cuvette d’eau, le savon et le torchon de sac.
Ca boit un coup, ça entre, ça sort. Certains vont faire à la fontaine un brin de toilette. D’autres, abrutis de fatigue, se sont assis et essuient leur front et leur visage maculés de poussière.
Les bressans s’activent autour de leur machine, replient la courroie, rechargent le matériel et en route !
Demain c’est au village qu’il faut aller.

Les vaches sont rentrées, la traite est terminée. Un à un les hommes fatigués sont venus s’asseoir autour de la table. Sur leurs vélos les bressans sont revenus pour le souper. Ils ont pris place au bout de la table. "Patrone ! le café !". Ca veut dire "servez ! on est pressé de manger, de partir, de dormir ". Bien vite maman a passé la soupe fumante. On n’entend plus que le bruit des bouches gourmandes. La bonne soupe chaude fait descendre la poussière. Le Grand Joseph en a la moustache tout emperlée. Les hommes mangent tranquilles, le vin frais descend bien. C’est la détente.


Renversés sur leurs chaises, les fumeurs sortent leur blague à tabac, se roulent une cigarette. La conversation va bon train. Ils parlent du temps, des bêtes et de la récolte. Ils se racontent une blague et rient de bon cœur. Ce sont des hommes de la terre, simples et rudes. Mais jamais je n'ai entendu de grossièretés telles que celles déversées par la télé.
Les bressans se sont levés les premiers. La dernière lichette de goutte bue, les autres ont repris leur veston et leur fourche. Dans le noir on entend le raclement des gros souliers sur la route.

Bonsoir ! Bonsoir ! Tout le monde est parti.
La pièce déserte, sent le tabac, la sueur et la poussière. Sous la table,  sabots et brodequins ont ramené un joli tas de débris et de paille.
Vite, enfermons dans la placard tout ce que les chats pourraient chaparder. Demain nous remettrons tout en place. Chacun aspire à retrouver son lit. La journée a été belle.


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