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Le cochon

Texte de Micheline (des Serrettes)

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Ce n'est pas par hasard que les tirelires sont souvent en forme de petit cochon. Car le cochon, pour la famille rurale, c'est un placement en or !

En effet, ce petit goret qu'on achète au printemps est la garantie d'avoir de quoi accompagner les légumes toute l'année. De plus, cette bestiole là mange tout et d'elle, on ne jette rien : les boyaux soigneusement lavés serviront pour le boudin et les saucisses, la vessie se transforme en blague à tabac, et la quéquette sert à graisser les scies. Tout le reste sera salé, fumé, haché, rôti, bouilli, fondu, mangé.

Pour lui dilater les boyaux et lui donner bon appétit, on commence par l'emplir avec du petit lait, certains lui donnent les eaux de vaisselles, les eaux grasses. Il avale tout : les épluchures, la verdure, les fanes de légumes, les orties cuites, les petites patates, le son et l'orge. Il ne dédaignera pas s'offrir une poule vivante si par malchance elle atterit dans son boiton. S'il boite, une pelletée de terre lui apporte ce qui lui manque dans sa nourriture.

Avec le printemps et les beaux jours, arrive la carriole du marchand de cochons : le Louis Pagnier du Brey. Sur l'arrière de son break, une douzaine d'odorants porcelets sont vautrés dans la paille d'une caisse à claire-voie. On en choisit un sur sa bonne mine. De préférence un mâle, car les femelles ont souvent la vilaine manie de pisser dans leur auge, nous obligeant à faire leur peu ragoutante vaisselle.

Le voilà installé dans son nouveau logis, le boiton, au fond de l'écurie. Il a l'air bien petit, perdu dans son enclos. Mais petit à petit, il va emplir l'espace. A grandes lampées, à grand bruit, il engloutit matin et soir le contenu de son auge. Petit goret est devenu gros et gras. Il a engouffré tout le tas de patates ! Il aime se gratter le bide en grognant de plaisir ou se dresser sur ses pattes arrières et, appuyé sur le haut de la porte de son boiton comme une commère à sa fenêtre, observer ce qui se passe avec ses petits yeux bordés de cils pâles. C'est un bon gros ! Plutôt sympa qui veut vous coller son groin humide "gnouf ! gnouf !" en pleine figure quand on se relève après avoir attaché les petits veaux, ses voisins.

Le froid est venu. Pauvre gros, ton heure est arrivée : odorants boudins, ribambelles de saucisses dodues, jambons roses et blancs, voilà ton glorieux destin.

La lourde porte s'est ouverte et dans et dans une grande bouffée d'air glacé, le père D... est entré, la moustache toute givrée. C'est le saigneur ! Il sort de sa musette son attirail et dispose soigneusement sur le rebord de la fenêtre scie, fusil, couteaux, etc ... La cuisine a été débarrassée de tout ce qui l'encombrait. Sous la chaudière, un bon feu ronfle : il faudra beaucoup d'eau bouillante. Arrivent Monsieur François et l'André. La troupe au complet se dirige vers l'écurie où la place du cheval a été libérée : il fait trop froid pour officier dehors.

Le boiton ouvert, sa majesté habillée de soie s'avance surprise, levant haut son groin : "gnouf ! gnouf ! gnouf !". Les hommes l'évaluent et le soupèsent mentalement. On le pousse en avant. Confiant, il agite son tire-bouchon. Soudain, ces brutes le saisissent, le poussent sur l'échelle et lui attachent les pattes arrières. Le pauvre pousse des cris de cochon qu'on égorge. A grand cri, papa appelle un gamin pour tenir la queue. Mais devant le vacarme, tous ont détalé, les mains sur les oreilles. Couché sur l'échelle, le gros porc est hissé sur le cuveau. Il gigote vigoureusement. Chacun se cramponne à sa patte. Derrière la grosse bajoue, D... a planté son couteau. Un flot rouge gicle et mousse dans le baquet. Maman le touille vigoureusement avec une balayette de sapin. Les cris transpercent les oreilles. Les hommes s'arc-boutent "il est vigoureux, ce cochon de cochon !". Petit à petit, ses cris s'éteignent dans un gargouillis. Ses muscles se relâchent, ceux des hommes aussi. Le tire bouchon se détend; c'est fini !

Déposé sur son échelle civière, au dessus du grand cuveau, échaudé, gratté, raclé et dépouillé de ses soies par la main experte des hommes, le voilà rasé de près, le grod lard. Il n'est plus cochon pour longtemps ! Suspendu par les pattes arrières à la grosse poutre, il laisse maintenant échapper de son abdomen ouvert le flot de ses intestins grisâtres sur un grand linge blanc. Pouah ! Bientôt scié, découpé et tranché, il n'est plus que viande à accomoder.

Pour quelques jours nous allons vivre dans l'odeur des cochonnailles. A la cuisine, on pleure beaucoup ! Oh ! Pas sur le mort ! Mais pour le boudin, car il faut éplucher, hacher et cuire une belle quantité d'oignons ! Midi, c'est l'heure de la soupe après laquelle on mange un morceau de cochon (la grillage) mis rapidement à refroidir dehors dès ce matin. Le père D... boit une lampée de vin, s'essuie la moustache et pique du nez sur son assiette. On le guette car tout d'un coup, il va émerger de son sommeil en sifflotant !

En fin d'après-midi, on entonne le boudin. La mixture rougeâtre, grumeleuse, dégouline et court dans la spirale de boyaux. Lorsqu'il sera cuit, trois grands cercles de boudin iront parfumer notre chambre. Ils tiendront compagnie à la planche sur laquelle sont disposés les quatres membres ainsi qu'aux bardes de lard posées sur le grand saloir de grès où s'entasse la réserve de l'année : le salé.

La journée tire à sa fin. Les parents sont occupés aux soins du bétail. Le père D... qui a taillé, coupé et tranché toute la journée nettoie les boyaux. Il circule pour cela entre la cuisine et l'écurie où il jette l'ordure.

Demain ou après demain, lorsque papa aura préparé en petits morceaux viandes et lards, tout en tournant la manivelle de la machine à hacher, on se fera des petits régals de viandes grillées sur le fourneau. Papa pétrira et assaisonnera le tout qui mûrira dans la seille à saucisses. Un de ces soirs, avant de monter dormir, notre brique sous le bras, on admirera leur naissance sous la main experte de Papa : s'abord une petite boule ronde, puis le boyau glisse, s'arrondit, s'emplit. Une cheville ferme l'extrémité, un noeud, une ficelle et la saucisse se balance. Le lendemain, toute une ribambelle se balancera au dessus de la cuisinière, emplissant le poêle de leurs odeurs douceâtres : saucisses pur porc qui seront fumées, saucisses aux choux, abats et choux. Nous goutterons les premières bientôt, à la veillée, avec François. C'est le casse-croûte de minuit, la partie de cartes terminée.

Dans le buffet de la uisine glaciale, il y a aussi du pâté, du fromage de tête et des pots de saindoux. Que de travail ! Nous avons patouillé dans le gras toute la semaine. Mais le pire, c'est la vaisselle : pas de détergent en ce temps là. Dégraisser outils, casseroles, vaisselle avec la seule puissance de l'eau chaude consiste à peu près à faire passer le gras sur le pourtour de la bassine à vaisselle et sur la balayette. Le dernier recours, c'est la sciure ! Les torchons en ont pris un coup : il faudra de l'huile de coude et pas mal de savon pour les ravoir !

En hiver, tous les gosses ont leur frelet. C'est un petit os de pied de cochon percé en son milieu, qu'on fait joliment ronfler en tirant sur la ficelle. C'est la mode avec celle des sabots car le père de l'instituteur est sabotier et chausse tous les écoliers.


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