Vieille Comté, Vieux Comtois Vision du pays au début du XIXeme siècle |
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Là , le vignoble courant au pied des monts bordait à l'Est les plaines basses. Zone de ccôtelimat plus sec et plus doux avec des eaux vives et jaillissante et sur les coteaux, au bas des hautes falaises de calcaire blanc, les vignes précieuses plantées sans alignement mais soigneusement cultivées, désherbées avec amour, jalonnées d'échalas trop minces en bois blanc, en genièvre ou même en buis. Là éclatait, mieux que partout encore l'endurance, le courage obstiné du Comtois.
Comme boisson une sorte de piquette faite de genièvre ou de prunelles, de poirottes, de pommes, de fruits sauvages fermentés dans l'eau; un pain ou le froment quand il existait, s'accompagnait toujours de maïs, d'orge, d'avoine; dans toute sa simplicité enfin le vieux costume gaulois; pour les hommes, les cheveux longs tombaient sur les épaules, les vêtements d'étoffe grise, à chaîne de fils, à trame de laine; aux pieds des sabots qu'on n'échangeait qu'à la charrue contre des souliers; il fallait ne pas glisser. Quant aux femmes elles portaient un jupon court et couvrant bonnet rond, été comme hiver, un vaste chapeau de paille à bord très larges : ombrelle ou parapluie selon les saisons. Du reste ce n'était pas des beautés. Remonter le fumier et la terre à cent cinquante toises de haut, dans les hottes et par des sentes si hautes que des chèvres seules s'y pouvaient risquer; couper ces pentes par des murs de pierres sèches pour retenir les terres; remédier chaque année aux dégâts des orages et des torrents et conduire l'éternel voyage de la terre meuble du haut en bas et du bas en haut; creuser des canaux pour l'égout des eaux froides, les recouvrir de dalles ou les combler de pierres permettant une prompte infiltration; donner les deux cultures, toujours en remontant, toujours courbé en deux sur le crochet, ébourgeonner, relever, effeuiller, vendanger, produire ainsi à force de soins et de souffrance un vin qu'il ne boira pas car c'est sa seule ressource, sa seule denrée d'échange, tel était le destin du vigneron de la côte, le plus patient des hommes et le plus laborieux. A la rencontre, au contact des deux zones : de la vigne et des grains, une série de petites villes s'alignaient : Salins, Arbois, Poligny, Voiteur, Lons-le-Saunier, quelques unes même, comme la dernière participant en outre à l'activité économique du Jura. Et sans doute, elles avaient d'autres ressources que la vigne : le sel d'abord. A Salins vers 1839 on tirait par an 140000 quintaux de sel des bassins de dessiccation, et les sources par surcroît allaient alimenter les bernes d'Arc et Senans édifiées en 1777 sur les plans de Ledoux. A Lons pareillement le grand puis des salines rétabli au XVIIIe siècle ne cessait d'alimenter les bâtiments de graduation et les chaudières de Montmorot. Et puis il y avait les tanneries, les scieries, la vente du bois, celle des légumes et à Salins le curieux commerce des oiseaux de mue. De pauvres pinsons où des verdiers dont on crevait les yeux et qu'on dressait à rappeler : on les portait en cage dans les bois lors du grand passage d'automne et les oiseaux libres accourant à leurs cris, se prenaient par douzaines dans les lacets, les filets, les pièges et les gluaux tendus au préalable. Mais en dépit de tous, Salins comme Arbois, comme Poligny c'étaient villes de vin, capitales de vignerons. Même s'ils n'occupaient pas toute la place, ceux-ci tout au moins possédaient leur quartier: tel à Salins, le Matachin et ses maisons typiques que nous décrit Coindre, "vieilles de quatre siècles au moins, avec leurs deux portes accolées, cintrées et moulurées, vers la fin du XVe siècle, inégales, la petite porte de l'escalier séparée par le larmier d'une large baie dont le diamètre est au moins égal à celui des plus grosses bosses.", des énormes tonneaux qui allaient quérir la vendange à la vigne et parfois jaugeaient de six à sept cent litres.
Dans la cave, plus énorme encore trônaient les maîtresses pièces; de vrais immeubles; tout autour s'alignait le même peuple des feuillettes et des caris, tandis qu'au long des murs s'accrochaient les seilles, les hottes ou bouilles des vendangeurs, le râteau à égrapper, les serpes, les pioches, les bigots à deux dents, tout l'arsenal des outils traditionnels. Et partout régnait la gaieté vigneronne, avec le bon vin déliant les langues comme une pointe parfois de vantardises méridionales. C'était la braverie des paroles et des gestes, la misère des mauvaises années toujours courageusement et dignement supportées, l'orgueil et malgré les déboires, l'amour invétéré du métier. La liberté hardie des propos et cet esprit indomptable, de farouche indépendance, que tous s'accordent à célébrer comme une des vertus cardinales du Comtois.... A Arbois, au lendemain de quelque turbulente sédition comme en connut le XIXeme siècle, l'autorité s'enquérant des meneurs, des chefs : "nous sommes tous chefs" répartirent d'une voix les Arboisiens avec l'accent magnifique du cru. Le mot est célèbre en Comté; c'est qu'il est bien Comtois. Du reste nulle morgue, nulle contrainte, "A Arbois on y rit, on y sonne, on y boit", la devise pourrait servir à tous les bourgs célébrant pieusement le culte rituel du bois tortu. C'était belles fêtes, aux vendanges, que celles du "Biou". Le "Biou", grappe colossale formée de mille petites et dont la promenade solennelle, en procession, sur les épaules de robustes confrères précédait les agapes joyeuses du tue-chat des vendanges : nom traditionnel d'un repas de réjouissance, qui illustrait sans doute à l'origine quelque succulente gibelotte de matous... Mais dans les querelles mêmes, quand on se jalousait entre voisins, c'était toujours pour le vin, pour la gloire vigneronne. Et s'ils pouvaient s'empourprer les joues davantage, les Arboisiens, c'était seulement quand d'une voix goguenarde, ceux de Poligny lançaient le vieux brocard : "A Arbois le renom, à Poligny le bon". "Quand on n'est jamais sorti du pays plat et bas, constate le bon Le Quinio, on se fait difficilement l'idée d'une vaste plaine au dessus des monts. On demeure très étonné qu'après avoir gravi presque perpendiculairement un rocher qui d'en bas, ne laissait soupçonné qu'une crête fort étroite, on se revoit au sommet sur un plateau où l'on perdrait le souvenir des montagnes si d'autres monts, dans le lointain, ne venaient arrêter l'oeil au bord de l'horizon". Il faut bien qu'en effet le fait soit étonnant, puisque tous les étrangers signalent à l'envie la surprise de ces plateaux "doucement aplanis à guise d'un spacieux échafaud" comme l'écrivait au XVIIeme siècle le jésuite Manet, et qui brusquement, succédant à la falaise rocheuse, dominent le vignoble et le plat pays. Le changement était brusque depuis les côtes vignobles. Un climat plus sec, déjà frais, un air vif et allègre, "plus d'aisance à respirer, plus de force à marcher, un principe de légèreté dans la tête et de contentement dans l'âme". Des pâturages moins nourris, mais plus succulents, une agriculture infiniment variée et moins riche; des forêts chétives où le chêne peu à peu laisse place aux hêtres; des cimes uniformément recouvertes de buis, une terre très peu profonde et surtout point d'eau, ni sources, ni rivières, ni étangs; tels étaient les aspects nouveaux que la contrée offrait aux voyageurs. Du reste aucun commerce, aucune circulation sur les vastes étendues monotones, hors des grandes routes postales de Paris à Genève par Poligny ou Lons le Saunier.
Des villages très arriérés, très isolés, avec des maisons de moellons sans crépi recouverts de laves ou de lourdes dalles calcaires supportées par d'énormes charpentes, groupaient une population pauvre et sans besoin. Comme seule occupation la culture, toujours fort routinière : sur un cycle de 10 ans, on encourait à la jachère et c'était un bienfait pour ces pauvres terroirs. Sitôt la neige tombée, et elle venait tôt et se prolongeait tard, le bétail ne quittait plus l'étable; c'était le moment de battre en grange. La aussi le maître se levait à minuit. A quatre heures se servait le déjeuner : des pommes de terre à l'eau ou un gâteau de maïs cuit au four; à huit le "dîner" : des gaudes; à midi le goûter ou la maraude : des lentilles, des fèves, des pois à l'eau et au sel ou du pillé de millet, des grus et un peu de beurre; pour le souper enfin, une soupe aux choux ou aux navets. Point de viande; aux fêtes un peu de lard; en automne des oiseaux pris au piège pendant le passage; ce Suinio, n'est pas la Georgie de la France." Qu'importait, "la beauté ne se mange pas à la cuillère" déclare un vieux proverbe Comtois, fort positif. Et sait on à quoi mettaient leur point d'honneur, dans les villages, les filles à marier, à tenir bien carré, à dresser bien droit et bien propre devant la maison paternelle, le fumier, le matras bordé de paille savamment tressé. Du reste dans l'ensemble, tous les témoignages concordent : ces populations paraissent tristes et sans joie. Aux jours de repos, les hommes jouaient aux cartes ou aux quilles; les filles causaient et rarement dansaient à la voix; un sommeil plus long, du pain à discrétion, c'était de quoi achever la réjouissance. Cette espèce de froideur, de tristesse, ce "goût de la vie douce", cette absence de fêtes bruyantes et mouvementées frappaient beaucoup les étrangers. Le Quinio qui était Breton s'étonne de voir les Comtois des petites villes "passant une très grande partie du jour à mesurer les places publiques, calmes, réglés, et sans passions extérieures. Quant aux campagnes on y aurait vainement cherché les "danses journalières des départements de l'Ouest ...". La Comté c'était le domaine un peu morne de la prudence extrême, de la lutte muette contre la misère, les dures conditions naturelles, les catastrophes, les orvales sans cesse menaçants, le pays de la raison lucide et calculatrice. |