Silhouettes insolites |
Silhouettes insolites, profils surprenants, figures originales : Paul s'est efforcé de dépeindre en quelques traits de plumes certains personnages qu'il a côtoyés à Foncine à l'époque de son enfance. Tous ont disparu aujourd'hui. certains prêtent à sourire, d'autres pas, mais tous modelés, façonnés dans l'implacable creuset de la vie, étonnent ou surprennent. |
Voir également :
La Zulma et le Boër
Le père Constant, était vêtu été comme hiver d'un grand manteau qui avait dû être une capote bleu horizon du temps des poilus de quatorze et d'un pantalon serré en bas par des sortes de petites bandes molletières. Il était coiffé d'un grand béret façon chasseur alpin. Il était assez grand de taille et portait une longue barbe grise sur un visage maigre qui lui donnait un profil de François Premier. Une grande gibecière de cuir battait son flanc. Ses vêtements étaient déchirés mais maintenus en place par de nombreuses épingles de nourrice. Il se déplaçait très droit, d'une démarche noble et hautaine, saluait les gens qu'il croisait mais n'engageait pas avec eux la conversation. Il habitait au village voisin dans une masure et venait à intervalles réguliers faire quelques courses à la boulangerie puis à la poste. Je ne me souviens pas l'avoir vu pénétrer dans une des épiceries de l'agglomération. De quoi vivait-il ? Je pense qu'il étonnerait maintenant, mais à l'époque, il n'inspirait pas la compassion. Il faisait simplement parti du décor de tous les jours, comme un figurant dans un film. A cette époque, on ne parlait pas de bureau de bienfaisance, de restos du coeur ou de minimum garanti. Mais quelle pauvreté, quelle indigence supportée avec une telle dignité ! Il avait même refusé les tuyaux de poêle que la commune lui avait offerts pour échanger les siens pourtant si défectueux. "De quoi se mêlait-on ? Il était assez grand pour échanger ses tuyaux quand bon lui semblerait !". C'était un habitant de Fort du Plasne, donc un Grand-Vallier et il avait pignon sur rue. Claude Amanton, dont le père était receveur à la poste de Foncine le Bas, raconte à son sujet, cette anecdote : "Il passait à la poste
pour y acheter quelques timbres qu'il collait sur des lettres avant
de les donner à mon père. Au dos des enveloppes, il contresignait
des termes suivants : Le père Voisin, de prénom Auguste, était originaire du pays basque dont il avait conservé un accent rocailleux et quelques bonnes habitudes. Le père Voisin, comme nous l'appelions, était le jardinier, ou plutôt l'homme à tout faire d'une communauté religieuse de soeurs missionnaires installées depuis longtemps dans notre village. Cette institution prenait une part importante à la vie des fonciniers : il y avait toujours des infirmières pour soigner les malades ou faire des piqûres. Elles entretenaient l'église, assuraient le catéchisme pour les enfants et géraient une maison de convalescence. Monsieur Voisin était arrivé dans le Jura au début de la guerre, grâce à sa fille, religieuse dans cette communauté. C'était un homme qui avait une grande habileté manuelle et qui faisait preuve de beaucoup d'imagination. Dès son arrivée sur place, il avait transformé le bosquet qui jouxtait la maison en un agréable petit parc avec kiosque à toit de chaume, allées fleuries, portique avec balançoire qui faisait la joie des gamins à chaque séance de catéchisme. Il cultivait un superbe potager qui alimentait les cuisines. Il entretenait les bâtiments, les clôtures, les abords, faisait les courses. Pendant la guerre, il aidait les agriculteurs au moment des récoltes. C'était vraiment l'homme à tout faire. Il avait sa chambre dans un bâtiment annexe. Il était toujours très propre et avait une vie bien réglée. Les soeurs lui fournissaient ses repas et assuraient l'entretien de sa garde-robe et de son linge. Son passe-temps favori était la construction de très jolies maquettes de châteaux forts avec tours, créneaux, murs d'enceinte, etc . Il entretenait minutieusement sa bicyclette qui portait son nom sur le cadre comme celui d'un constructeur. Il ne se séparait que rarement de sa gourde basque en peau de chèvre et l'emportait même à l'occasion des représentations théâtrales auxquelles il assistait. Il était toujours de bonne humeur et agréable en société. Quand il était particulièrement gai, il chantait sa chanson favorite : "Frou, frou, ...". Gros fumeur, dans les temps de pénurie, il se concoctait avec je ne sais quelle plante un tabac à l'odeur âcre et puissante qui parfumait sa personne et sa demeure. Notre village l'avait adopté. C'est là qu'il a terminé sa vie. Joseph Michel, de la Norbière, dit "le Chaumereau", était infirme d'une main, laquelle était constamment dissimulée dans une moufle noire. Cet homme habitait un chalet isolé à quelques kilomètres de Chapelle des Bois et à quelques sept ou huit kilomètres des Foncines sur le chemin qui y conduit. Il vivait là avec sa mère jusqu'au décès de celle-ci, puis seul le reste de son existence. Il disparut à un âge avancée dans l'incendie de son chalet. Il surveillait le troupeau de vaches qui chaque été venait à l'alpage et repartait au début de l'automne. Lui restait au chalet où il a passé toute sa vie sans électricité, sans eau courante, sans téléphone ni radio. La lampe à pétrole, l'eau du puits, un vieux fourneau sous l'immense cheminée dont on fermait l'orifice supérieur les jours de mauvais temps par un vantail à l'aide d'une chaîne. Le chemin impraticable une partie de l'hiver, les seuls voisins à cinq cent mètres environ. Les journées de neige intense, les semaines pluvieuses avec les nuages au ras des arbres, la nuit à quatre heures et demi, l'isolement complet. Comme il devait attendre le printemps avec impatience ! Comment pouvait-il prévoir et réaliser son approvisionnement avec seulement une paire de jambes et un sac à dos ? De quoi pouvaient se composer ses repas ? Certainement de fromage, de pommes de terre, d'un peu de lard fumé, de quelques saucisses et de pain vieux d'une semaine ou deux. Il avait une existence d'ermite, mais toujours le sourire et une bonne parole sur les lèvres. Henri Arbiet, dit "Rabacain", était maréchal-ferrant de son état, ou plutôt charron. C'était un homme de taille moyenne, très vif, l'oeil malicieux, la répartie facile et pas frileux : il était en toutes saisons chaussé d'espadrilles et sans chaussette. Il portait une paire de lunettes dont les verres étaient rayés d'éclats de meule. sa forge, ou plus exactement son antre, était composée d'une succession de petits baraquements en tôle rouillée et avait plus l'aspect d'un chantier de démolition que l'allure de l'atelier d'un artisan. C'était un fouillis indescriptible sur lequel il régnait en maître. Dans le village, on appelait cela le "Petit Creusot". Il s'apparentait un peu à ces personnages d'Afrique qui sont sorciers-guérisseurs et autres : n'avait-il pas la maîtrise du fer et du feu ? Il était le seul à savoir et pouvoir souder deux morceaux de métal, à percer un trou correctement. Il guérissait les chariots et s'occupait des pieds des chevaux. Je pense aussi qu'il passait autant de temps dans les cafés du village en d'interminables paroles, que dans sa forge. Quelle fierté, quelle joie, quel bonheur aurait connu Henri s'il avait pu savoir que son petit-fils serait un jour champion olympique de ski ! Débrouillard comme il était, il aurait fait en sorte de vivre jusque là. Monsieur Poulain, dit "Poupou" pour ses familiers, était de taille assez grande et avait un éternel petit sourire sur les lèvres. Il était élégamment vêtu d'un costume gris comportant un gilet. Une chaîne de montre y était apparente. Il était coiffé d'un feutre de bonne facture et de teinte accordée à celle de son costume. Il le soulevait en saluant les gens qu'il rencontrait. Sa tenue vestimentaire contrastait avec celles portées par les autres habitants du villages. Il avait été comptable d'une usine de lunetterie fermée depuis longtemps. Il vivait seul dans le pavillon attenant à cette usine, mais prenait ses repas dans un restaurant du village. Il se promenait à petit pas dans les rues ou les chemins du pays, un journal sous le bras ou les mains dans les poches de son gilet. Il retournait le bas de sa veste afin de ne pas la froisser. Il était âgé sans être vieux; il paraissait avoir été oublié par le temps. On ne lui connaissait pas de famille. Il ne se mêlait pas aux activités villageoises. Très courtois et poli, il semblait être un spectateur plutôt qu'un acteur. Je pense que la lecture était, à part ses promenades, sa seule occupation car la fenêtre de sa chambre restait éclairée très tard dans la nuit. Joseph Moullet, était d'origine suisse. Habitant Foncine le Haut, il avait passé sa vie comme berger de troupeau à l'alpage. Peut-être mal rétribué ou bien imprévoyant, je l'ai toujours connu très mal vêtu. Eté comme hiver, chaussé de vieilles bottes de caoutchouc, portant des habits élimés, voire décousus ou déchirés, un passe-montagne comme couvre-chef, une barbe de plusieurs jours ou plusieurs semaines. Il avait, pour transporter ses maigres provisions, un sac de jute qui avait dû contenir le sel rouge des animaux ou tout simplement des pommes de terre. Il avait attaché à chaque extrémité une corde et il portait ce bagage à la manière d'un sac de montagne. Quand il avait un peu de tabac, il fumait une pipe, ou plutôt le fourneau d'une pipe car le tuyau de corne avait disparu depuis longtemps. Il habitait un hameau à l'écart du village et, lors de ses visites pour approvisionnement, il ne manquait pas de faire une petite pause au café du coin où les autres consommateurs lui offraient volontiers un verre. Malgré son extrême pauvreté, il était toujours d'excellente humeur, saluant tout le monde sur son chemin et ayant un mot gentil pour chacun. J'ai encore la salutation qu'il m'adressait, savoureuse par la tournure et par l'accent traînant de son origine suisse :
- "Comment ça va, ce garçon ?" - "Bien Joseph. Et vous ?" - "Oh ! A la grâce de Dieu !" Il effectuait également quelques menus travaux chez les religieuses de Foncine le Haut qui animaient une école ménagère. Je pense qu'il était très insouciant, un peu poète. Bernard Lamy, infirme de naissance ou victime de la poliomyélite, je ne l'ai jamais su, était appareillé des deux jambes par un grossier système métallique et portait des chaussures orthopédiques. Elles lui donnaient une démarche de robot. Pour ses rares déplacements à l'extérieur, il possédait un tricycle mû à la main avec deux manivelles. cet engin bizarre suscitait notre curiosité d'enfant. Cet homme que l'on disait électricien était également le photographe du village. C'est chez lui que nous faisions faire nos photos d'identité. Il effectuait également du travail à son domicile pour les petites industries locales. Il était de petite taille, très maigre, le visage en lame de couteau, mais un regard perçant, étrange, dans lequel on pouvait voir sa détresse et les souffrances endurées. Ce regard semblait nous reprocher à nous autres gamins, de pouvoir sauter, courir ou gambader à notre guise, alors que lui était condamné à bien peu de mobilité. |