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Souvenirs d'enfance à Foncine

 


Comme beaucoup de ceux qui ont grandi à Foncine le Bas et qui ont dû s’expatrier, Claude Amanton se souvient avec émotion et nostalgie du temps où  notre village "était encore relativement vierge et sauvage, où on ne parlait ni de  remembrement ni de plan d’occupation des sols, où les oiseaux pouvaient encore nicher". 

Il vient de commettre ce qu’il appelle un  "roman inspiré de faits historiques et dont les personnages sont imaginaires." !!
L’action de ce roman se situe en partie en Algérie, au temps des "opérations de maintien de l’ordre" et en partie autour de la poste de Foncine le bas où il a grandi.

Il a bien voulu m’autoriser à lui voler quelques paragraphes tirés de cette seconde partie. Je sais que certains de ceux qui ont quitté Foncine les liront avec plaisir.


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On pêche la truite

La "grosse", c’est une truite dépassant largement la maille (qui devait être alors de 20 à 21 cm), que nous pourchassons depuis des semaines, dans un trou d’eau de l’une des petites rivières du village, qui coule au bas de notre maison, en bordure d’une sapinière.

Foncine le Bas

Elle niche dans une anfractuosité rocheuse de la berge, sous les saules. Et l’on dirait que la grosse prend un malin plaisir à se jouer des garnements qui rêvent de s’en emparer.

Rotain possède une technique sure et éprouvée de la pêche à la main : se placer à contre-soleil, les mains jusqu’à toucher le fond, la gauche en arrière, la droite, les doigts en crochets, prête à saisir la tête du poisson par les ouïes, en un geste rapide. Et attendre, attendre, immobile, les membres tétanisés par le froid, en évitant de troubler l’eau claire, ou de parler.

Nous pratiquons aussi parfois la pêche à la fourchette; ou plus rarement, car beaucoup plus dangereuse, la pêche à la grenade :  une canette de bière, munie de son bouchon à bascule, si courant à cette époque, remplie à un tiers d’eau, à moitié de petits graviers, le reste de l’espace étant comblé par un ou deux morceaux de carbure, subtilisés à son père – Jean-Baptiste, le garagiste, qui utilisait ce produit pour son poste à souder - , par notre ami Titi.

Agiter ensuite la bouteille une ou deux secondes (pas plus, sinon vous risquez de vous faire arracher la main) et vous balancez   le tout à l’eau. L’explosion produit aussitôt un vide à l’endroit de l’impact et les pauvres poissons se retrouvent  le ventre en l’air.


Un maraudeur

Nous nous réunissons souvent sur la grande côte qui domine le village, près du replat où se trouve le "poste de guet", une guérite en bois qui abritait au début de la drôle de guerre, en 1939, un guetteur, un militaire, muni d’une paire de jumelles et d’un téléphone qui était chargé de signaler aux autorités, les mouvement d’avions.

C’est là que Rotain nous fait la démonstration de ses capacités innombrables. Car en plus de ses talents de braconnier de truites, il s’illustre également  comme un grand maraudeur de pommes et détrousseur de nids. Il traque les jeunes corbeaux. On ne sut jamais exactement pourquoi. Pour leur apprendre à boire et à se soûler ?


A l'école

Ma maison d’école est située à la sortie du village, un peu en retrait. Une petite rivière coule en bas des cours de récréation. Il y a en effet une cour pour les garçons et une pour les filles. C’est dans ce torrent que souvent, avec mon père, nous allons pécher les écrevisses. Un petit pont enjambe le cours d’eau à  l’entrée de l’école.

école de Foncine le Bas

Pas de préau. Lorsque le temps est vraiment  trop mauvais, les récréations se passent à l’intérieur des salles de classe.
A cinquante mètres, un étang surplombe l’endroit. C’est là que parfois avec le maître, nous allons nous ravitailler en œufs de grenouilles, afin d’étudier leur métamorphose en têtards, puis en batraciens. L’expérience  est loin d’être évidente. Rares sont les œufs qui finissent en grenouilles. Les conditions biologiques ne sont sûrement pas très favorables à leur développement dans un bocal.
Depuis l’école, on aperçoit le clocher de l’église. J’emprunte tous les jours le sentier qui longe le cimetière, pour me rendre en classe; De vieilles tombes entourées de clôtures métalliques rouillées, dont les portes grincent. Des couronnes en perles multicolores sont suspendues aux croix. On lit les noms gravés dans la pierre ou sur des plaques émaillées : " ici repose ...".
Un cimetière n’est pas triste quand on a huit ans, qu’on le traverse tous les jours pour aller à l’école, et que l’on n’a jamais été confronté à la mort.

Les matins dorés d’automne où la forêt est si belle, on passe devant la boulangerie d’Albert. L’odeur du pain frais, des petites brioches que l’on achète parfois et que l’on appelle "petits pains". C’est le temps des noisettes, le temps des tartes aux prunes ou aux pommes, cuites dans le four de la cuisinière. Maman s’installe sur la table de la cuisine pour étaler la pâte à l’aide d’une bouteille en verre : le mélange de farine, d’œufs, de lait et de sucre ... se transforme lentement, et le miracle s’accomplit, dans un petit nuage de poudre blanche.
Ma sœur et moi adorons ces quelques morceaux de pâte crue. C’est comme un avant-goût de la pâte dorée et craquante, à la sortie du four, un peu saupoudrée de sucre qui reste collée aux lèvres.
Dans la douce effervescence de la rentrée, les odeurs, celle du cartable, des livres neufs, de la craie, de l’encre violette dans les encriers en porcelaine encastrés dans les trous du bureau.
L’entrée en classe se fait en rang, à la queue leu leu. Tout le monde est en blouse; de couleurs foncées pour les garçons; de couleurs plus gaie pour les filles. Le maître est sur son estrade.
Sur les cahiers aux pages quadrillées, avec le trait rouge vertical, nous nous appliquerons à recopier un poème (une récitation) écrit au tableau. Ce seront bien sûr les fables de La Fontaine.
Par la fenêtre entrouverte nous arrive le tumulte gai des moineaux dans les tilleuls de la cour, dont les feuilles commencent à tomber en tourbillonnant.
C’est le rite de la dictée. Une première lecture pour "l’idée générale". Ensuite le grand saut. Chacun s’applique avec sa plume "sergent major". Le grand silence seulement troublé par l’instituteur qui martèle  les phrases en passant dans les rangs :   "Le paysan, virgule, fatigué, virgule, courbe l’échine".
Des soupirs par-ci, par-là. Un nez qui se lève ...  Je relis !
 
Bientôt la rentrée des classes. Certains après-midi nous irons en compagnie du maître, ramasser les glands sous les feuillus; ou encore chasser les doryphores dans les champs de pommes de terre.


Les vaches de la Tante Guite

Foncine, depuis le "Tatchet" (chez la Tante Guite)

En ce matin de juillet, alors que le temps est superbe et que le soleil levant promet d’être chaud, mon copain Pierrot s’apprête à emmener les vaches de la "tante Guite" paître au lieu-dit "la Sange Renaud", à quelques kilomètres du village. Et comme cela arrive souvent, aujourd’hui, je l’accompagne. Après avoir détaché et sorti les bêtes de l’étable, dans le tintamarre des cloches qui s’entrechoquent, il conduit le troupeau d’une trentaine de montbéliardes, à travers le bourg, jusqu’au petit chemin conduisant au pré.
Au fur et à mesure que chaque bête trouve sa place et son rythme de marche, ce qui était tohu-bohu devient musique. Les sons d’abord individuels, distincts, s’organisent, s’harmonisent, pour se fondre en un formidable chœur de carillons, dont l’écho se répercute, de façade en façade, monte dans l’air frais du matin, et imprègne peu à peu l’atmosphère. On distingue cependant, survolant cette polyphonie, le soprano des clarines et des campènes, alors que la basse des bourdons cogne au rythme du balancement des encolures. Puis, petit à petit la fanfare devient une mélopée qui se dilue dans le lointain en une onde mélancolique et feutrée. Et le village retrouve son calme habituel.

Le troupeau arrive maintenant sur  le chemin qui grimpe au pâturage dominant le bourg. Les flancs des bêtes dégagent une fine buée dans l’air déjà réchauffé par le soleil qui monte à l’horizon. Les animaux connaissent l’endroit. Une cabane en bois, qui sert d’abri pour le berger en cas de pluie, a été construite sur le sommet. Cette colline domine le village que l’on aperçoit, lové tout en bas, dans la cuvette entourée de montagne et de forêts. Une légère brume de chaleur monte des épicéas, vers l’est, au dessus du Mont-Noir. Avec les rayons du soleil qui se font plus intenses, les ombres se déplacent imperceptiblement. Je distingue à présent, au loin, ma  maison familiale, avec le grand frêne à son côté. Cette maison où je suis né, dont je connais tous les mystères, tous les recoins, les caches pour enfants dissipés, les vestibules, les grandes armoires pleines de souvenirs, d’odeurs et de douceurs, les caves et les greniers, si pleins de richesses et de secrets ....
Et je me sens tout à coup mêlé à quelque chose d’universel. Le troupeau avec ses sonnailles qui emplissent l’espace. Ces champs, cette lumière diffuse et haute. Ce paysage tout de verdure. Cette splendeur des majestueux épicéas. Et puis cette cabane, comme un repère, comme une étoile au sommet de la colline ...

Pierrot a commencé à disposer des pierres plus ou moins en cercle, de manière à former un foyer. Il casse ensuite quelques brindilles de bois qu’il pose sur une poignée de d’herbe sèche. Puis des morceaux de bois mort complètent le feu.
"Tu comprends, il faut faire un bon paquet de braises si on veut cuire des patates !", me dit-il.

Malvaux

Il craque une allumette, et une petite fumée odorante s’élève dans l’azur. Nous nous dirigeons alors vers un champ de pommes de terre, à proximité, afin de prélever – sans accord du propriétaire évidemment – quelques précieux tubercules.
Plusieurs fois, nous rajoutons quelques morceaux de bois, prélevés sur un tas que Pierrot avait préalablement  stocké dans la cabane, bien au sec. Au bout d’une petite demi-heure, plusieurs pommes de terre sont soigneusement déposées sous la braise, en attente de cuisson. Lorsque enfin, mon ami décide que " le repas est prêt", nous nous asseyons dans l’herbe, à côté de notre feu qui s’éteint lentement, tout en gardant un œil sur les vaches qui n’ont d’ailleurs pas envie de fuguer.
A l’aide d’un bâtonnet, chacun dégage une pomme de terre de la braise encore tiède, un peu rougeoyante par endroits, sous l’action de la légère brise qui s’est levée, la fait rouler dans l’herbe pour la refroidir, mais pas trop, car la patate doit tout de même rester chaude. Et munis de notre couteau, nous commençons un subtil travail de pelage en prenant bien soin de séparer les parties un peu brûlées, mais pas trop, "c’est ce qui donne du goût", dit Pierrot.
On n’a pas vraiment faim, mais le plaisir de la dégustation est décuplé par le côté "fruit défendu". Les pommes de terre subtilisées dans le champs du paysan d’à côté, ont véritablement un autre goût que si elles avaient été achetées chez Cécile, l’épicière du village.

Dans ces paragraphes  consacrés aux jeux des gamins, on pourrait ajouter les pages où Claude raconte sa chasse aux escargots ou  la fête du village. Mais il faut en laisser un peu pour les curieux.


Quelques métiers

J’entends les autos s’arrêter à la pompe à essence en face. J’imagine le mouvement de va et vient du levier actionné par Jean-Baptiste, le garagiste, pour faire monter le carburant alternativement, dans les deux bouteilles en verre. Je perçois le claquement du mécanisme à chaque descente du liquide dans le tuyau. Le roulement clair et sonore de la musique du gonfleur complétant la pression des pneus d’une automobile, résonne dans le quartier. Je reconnais le pas de la jument noire de François, attelée à sa voiture, et qui prend soudain un petit galop dans la légère descente devant la maison.

 

Forge de Joseph Liboz

Lorsque Joseph, le charron, ouvre la vanne du petit barrage de la rivière, libérant l’eau actionnant la roue à aubes métallique qui fait fonctionner sa forge, une mélopée grinçante envahit tout le village, qui sait alors que Joseph est en train de cercler une roue de charrette. On l’imagine, le visage rougi par les lueurs du charbon incandescent,  frappant du marteau le ruban de métal pour lui donner la forme finale. Il emboîte le fer sur le bois, dans une couronne de flammes et de fumée, puis de vapeur, lorsqu’il refroidit la roue avec des seaux d’eau, pour resserrer le cercle sur le bois.

Non loin du bureau de poste, se trouve un ébéniste nommé Victor. Je vais souvent lui rendre visite. il suffit pour cela de descendre derrière la maison, un sentier un peu abrupt, qui aboutit dans une sapinière, au bord de la rivière où je vais parfois taquiner la truite avec mon ami Rotain. Ce torrent est très facilement franchi, en sautant de pierre en pierre. Il faut simplement éviter les rochers couverts d’algues ou de mousse humide, si l’on ne veut pas prendre un bain de pieds.

L’atelier de Victor est situé juste de l’autre côté du ruisseau. J’adore la compagnie de ce vieil homme, oeuvrant  dans son univers où le bois est roi, envahi par le parfum des copeaux et de la sciure. Il flotte une sorte de vapeur laiteuse, un peu blonde, faite de poussière de résineux, traversée çà et là par des rais de soleil qui jettent comme une lumière de vitrail, diffusant une atmosphère de paix et d’harmonie.

Il y a tous les outils nécessaires à cet artiste : les  scies, égoïnes, à guichet, articulées, à chantourner; les  rabots, les indispensables varlopes, la guimbarde, le riflard, le gorget, le guillaume, le feuilleret ... les innombrables ciseaux à bois avec lesquels Victor fait naître des chefs-d’œuvre : gouges, bec d’âne, ébauchoirs, poinçons, planes, ... plus les nombreux marteaux, maillets, serre-joints, tournevis, trusquins ...

Je suis émerveillé de voir jaillir des mains de l’artisan, queues d’aronde, mortaises et tenons. Bas-reliefs et hauts reliefs, prendre forme sur le panneau d’une future porte d’armoire en chêne. Ces mains qui s’appliquent sur la gouge, tantôt à l’aide du maillet, tantôt à nu, qui virevoltent, en mouvements lents, rapides, lourds, légers, ces mains qui semblent vivre leur propre vie, complètement autonomes.           


Août 1944

Je me rendais compte qu’il se passait des choses étranges chez les grandes personnes, et dans la maison en particulier.  Dès la tombée de la nuit, des bruits insolites, des pas, des portes qui s’ouvrent ou se ferment, des motos qui s’arrêtent ou démarrent, des conciliabules ... J’aperçois des ombres furtives ... quelques éclats de voix, des mots souvent répétés : maquis, sabotage parachutages, Londres ...
Les bureaux de poste étaient à cette époque, les seuls lieux d’où l’on pouvait téléphoner directement à l’extérieur. Tout abonné devait obligatoirement faire transiter ses appels par le "central". C’était la raison de ces déplacements et réunions nocturnes à la maison.
De plus, une dérivation de la ligne téléphonique avait été effectuée clandestinement par les techniciens des PTT, permettant ainsi de capter les communications allemandes, grâce à la présence d’un résistant alsacien, chargé de traduire les messages diffusés par ce réseau "sous écoutes", qui aboutissait dans une autre  maison, un peu à l’écart du village.

De ce fait les déplacements des unités ennemies étaient connus des résistants, qui pouvaient ainsi monter des embuscades sur certains parcours dans cette région montagneuse qui se prêtait bien à ce genre d’actions.
Dès la fin de l’hiver 1942, les premiers maquis du Haut-Jura s’étaient constitués. Et depuis lors, plusieurs jeunes gens du village, dont certains ayant à peine dix ans de plus que notre équipe de gamins, avaient rejoint, dans les montagnes, les rangs des maquisards.
En cette fin d’août 1944, on voit parfois passer sur la nationale qui traverse le village, des convois de véhicules allemands, dont le moins que l'on puisse dire est que leurs occupants n'ont pas l’air d’humeur à plaisanter, tant ils sont tendus et sur leurs gardes, prêts à tirer, craignant toujours une attaque des "terroristes". Quelle différence avec l’arrivée des "occupants  vainqueurs" de 1940, jeunes, triomphants et "korrects" ,alors qu’ils s’installaient dans le bourg, dont les habitants devraient les supporter pendant une année entière.

La passerelle de la Forge

C’est en fait dans la journée du 4 septembre 1944 que la situation changea brusquement, et que les événements  s’accélérèrent. Ce jour là, un long convoi traverse le village en direction du nord, vers le département du Doubs. Cependant on se rend vite compte que les véhicules, au lieu de la croix germanique, portent sur leurs capots une étoile à cinq branches dans un cercle. Ce qui signifie que l’on a affaire à une unité alliée. Il s’agissait des troupes du général de Lattre de Tassigny.
Il faut dire que depuis plusieurs jours déjà des informations provenant de Mouthe sont plutôt alarmantes. La forte garnison des douaniers allemands, stationnée depuis le début de la guerre dans ce village proche de la frontière suisse, était l’objet depuis un certain temps, de harcèlements de la part des maquis, dont les actions devenaient plus efficaces, à la suite d’importants parachutages. Dans le même temps, un ordre avait été donné à un détachement de la Wermacht de Pontarlier de prendre position à Mouthe, afin de s’y installer en prenant quasiment possession de la ville bloquant l’accès à la Suisse. L’occupation de cette région, d’un intérêt stratégique certain, permettait aussi à l’ennemi de défendre l’aile droite des armées allemandes fuyant le midi par les trois vallées : Rhône, Saône et Doubs.
Les combats de la petite ville du Haut-Doubs furent d’une rare violence. Ils tournèrent finalement à l’avantage des français. Mais il y eut de nombreux blessés et tués, tant parmi les soldats et résistants que parmi la population.
Et lorsque j’appris, quelques jours plus tard, le décès d’un maquisard de vingt ans, originaire de notre village, j’eus vraiment l’impression, avec la bande de copains du quartier, que les événements que nous vivions, non pas par procuration, mais d’une manière un peu éloignée, sinon abstraite, probablement par la volonté des adultes, ces événements donc, prenaient tout à coup une réalité bien palpable et tragique.


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