Souvenirs d'enfance à Foncine |
On pêche la truite La "grosse", c’est une truite dépassant largement la maille (qui devait être alors de 20 à 21 cm), que nous pourchassons depuis des semaines, dans un trou d’eau de l’une des petites rivières du village, qui coule au bas de notre maison, en bordure d’une sapinière. Elle niche dans une anfractuosité rocheuse de la berge, sous les saules. Et l’on dirait que la grosse prend un malin plaisir à se jouer des garnements qui rêvent de s’en emparer. Rotain possède une technique sure et éprouvée de la pêche à la main : se placer à contre-soleil, les mains jusqu’à toucher le fond, la gauche en arrière, la droite, les doigts en crochets, prête à saisir la tête du poisson par les ouïes, en un geste rapide. Et attendre, attendre, immobile, les membres tétanisés par le froid, en évitant de troubler l’eau claire, ou de parler. Nous pratiquons aussi parfois la pêche à la fourchette; ou plus rarement, car beaucoup plus dangereuse, la pêche à la grenade : une canette de bière, munie de son bouchon à bascule, si courant à cette époque, remplie à un tiers d’eau, à moitié de petits graviers, le reste de l’espace étant comblé par un ou deux morceaux de carbure, subtilisés à son père – Jean-Baptiste, le garagiste, qui utilisait ce produit pour son poste à souder - , par notre ami Titi. Agiter ensuite la bouteille une ou deux secondes (pas plus, sinon vous risquez de vous faire arracher la main) et vous balancez le tout à l’eau. L’explosion produit aussitôt un vide à l’endroit de l’impact et les pauvres poissons se retrouvent le ventre en l’air. Un maraudeur Nous nous réunissons souvent sur la grande côte qui domine le village, près du replat où se trouve le "poste de guet", une guérite en bois qui abritait au début de la drôle de guerre, en 1939, un guetteur, un militaire, muni d’une paire de jumelles et d’un téléphone qui était chargé de signaler aux autorités, les mouvement d’avions. C’est là que Rotain nous fait la démonstration de ses capacités innombrables. Car en plus de ses talents de braconnier de truites, il s’illustre également comme un grand maraudeur de pommes et détrousseur de nids. Il traque les jeunes corbeaux. On ne sut jamais exactement pourquoi. Pour leur apprendre à boire et à se soûler ? A l'école Ma maison d’école est située à la sortie du village, un peu en retrait. Une petite rivière coule en bas des cours de récréation. Il y a en effet une cour pour les garçons et une pour les filles. C’est dans ce torrent que souvent, avec mon père, nous allons pécher les écrevisses. Un petit pont enjambe le cours d’eau à l’entrée de l’école. Pas de préau. Lorsque le temps est vraiment trop mauvais, les récréations se passent à l’intérieur des salles de classe. Les matins dorés d’automne où la forêt est si belle, on passe devant la boulangerie d’Albert. L’odeur du pain frais, des petites brioches que l’on achète parfois et que l’on appelle "petits pains". C’est le temps des noisettes, le temps des tartes aux prunes ou aux pommes, cuites dans le four de la cuisinière. Maman s’installe sur la table de la cuisine pour étaler la pâte à l’aide d’une bouteille en verre : le mélange de farine, d’œufs, de lait et de sucre ... se transforme lentement, et le miracle s’accomplit, dans un petit nuage de poudre blanche. Les vaches de la Tante Guite En ce matin de juillet, alors que le temps est superbe et que le soleil levant promet d’être chaud, mon copain Pierrot s’apprête à emmener les vaches de la "tante Guite" paître au lieu-dit "la Sange Renaud", à quelques kilomètres du village. Et comme cela arrive souvent, aujourd’hui, je l’accompagne. Après avoir détaché et sorti les bêtes de l’étable, dans le tintamarre des cloches qui s’entrechoquent, il conduit le troupeau d’une trentaine de montbéliardes, à travers le bourg, jusqu’au petit chemin conduisant au pré. Le troupeau arrive maintenant sur le chemin qui grimpe au pâturage dominant le bourg. Les flancs des bêtes dégagent une fine buée dans l’air déjà réchauffé par le soleil qui monte à l’horizon. Les animaux connaissent l’endroit. Une cabane en bois, qui sert d’abri pour le berger en cas de pluie, a été construite sur le sommet. Cette colline domine le village que l’on aperçoit, lové tout en bas, dans la cuvette entourée de montagne et de forêts. Une légère brume de chaleur monte des épicéas, vers l’est, au dessus du Mont-Noir. Avec les rayons du soleil qui se font plus intenses, les ombres se déplacent imperceptiblement. Je distingue à présent, au loin, ma maison familiale, avec le grand frêne à son côté. Cette maison où je suis né, dont je connais tous les mystères, tous les recoins, les caches pour enfants dissipés, les vestibules, les grandes armoires pleines de souvenirs, d’odeurs et de douceurs, les caves et les greniers, si pleins de richesses et de secrets .... Pierrot a commencé à disposer des pierres plus ou moins en cercle, de manière à former un foyer. Il casse ensuite quelques brindilles de bois qu’il pose sur une poignée de d’herbe sèche. Puis des morceaux de bois mort complètent le feu. Il craque une allumette, et une petite fumée odorante s’élève dans l’azur. Nous nous dirigeons alors vers un champ de pommes de terre, à proximité, afin de prélever – sans accord du propriétaire évidemment – quelques précieux tubercules. Dans ces paragraphes consacrés aux jeux des gamins, on pourrait ajouter les pages où Claude raconte sa chasse aux escargots ou la fête du village. Mais il faut en laisser un peu pour les curieux. Quelques métiers J’entends les autos s’arrêter à la pompe à essence en face. J’imagine le mouvement de va et vient du levier actionné par Jean-Baptiste, le garagiste, pour faire monter le carburant alternativement, dans les deux bouteilles en verre. Je perçois le claquement du mécanisme à chaque descente du liquide dans le tuyau. Le roulement clair et sonore de la musique du gonfleur complétant la pression des pneus d’une automobile, résonne dans le quartier. Je reconnais le pas de la jument noire de François, attelée à sa voiture, et qui prend soudain un petit galop dans la légère descente devant la maison.
Lorsque Joseph, le charron, ouvre la vanne du petit barrage de la rivière, libérant l’eau actionnant la roue à aubes métallique qui fait fonctionner sa forge, une mélopée grinçante envahit tout le village, qui sait alors que Joseph est en train de cercler une roue de charrette. On l’imagine, le visage rougi par les lueurs du charbon incandescent, frappant du marteau le ruban de métal pour lui donner la forme finale. Il emboîte le fer sur le bois, dans une couronne de flammes et de fumée, puis de vapeur, lorsqu’il refroidit la roue avec des seaux d’eau, pour resserrer le cercle sur le bois. Non loin du bureau de poste, se trouve un ébéniste nommé Victor. Je vais souvent lui rendre visite. il suffit pour cela de descendre derrière la maison, un sentier un peu abrupt, qui aboutit dans une sapinière, au bord de la rivière où je vais parfois taquiner la truite avec mon ami Rotain. Ce torrent est très facilement franchi, en sautant de pierre en pierre. Il faut simplement éviter les rochers couverts d’algues ou de mousse humide, si l’on ne veut pas prendre un bain de pieds. L’atelier de Victor est situé juste de l’autre côté du ruisseau. J’adore la compagnie de ce vieil homme, oeuvrant dans son univers où le bois est roi, envahi par le parfum des copeaux et de la sciure. Il flotte une sorte de vapeur laiteuse, un peu blonde, faite de poussière de résineux, traversée çà et là par des rais de soleil qui jettent comme une lumière de vitrail, diffusant une atmosphère de paix et d’harmonie. Il y a tous les outils nécessaires à cet artiste : les scies, égoïnes, à guichet, articulées, à chantourner; les rabots, les indispensables varlopes, la guimbarde, le riflard, le gorget, le guillaume, le feuilleret ... les innombrables ciseaux à bois avec lesquels Victor fait naître des chefs-d’œuvre : gouges, bec d’âne, ébauchoirs, poinçons, planes, ... plus les nombreux marteaux, maillets, serre-joints, tournevis, trusquins ... Je suis émerveillé de voir jaillir des mains de l’artisan, queues d’aronde, mortaises et tenons. Bas-reliefs et hauts reliefs, prendre forme sur le panneau d’une future porte d’armoire en chêne. Ces mains qui s’appliquent sur la gouge, tantôt à l’aide du maillet, tantôt à nu, qui virevoltent, en mouvements lents, rapides, lourds, légers, ces mains qui semblent vivre leur propre vie, complètement autonomes. Août 1944 Je me rendais compte qu’il se passait des choses étranges chez les grandes personnes, et dans la maison en particulier. Dès la tombée de la nuit, des bruits insolites, des pas, des portes qui s’ouvrent ou se ferment, des motos qui s’arrêtent ou démarrent, des conciliabules ... J’aperçois des ombres furtives ... quelques éclats de voix, des mots souvent répétés : maquis, sabotage parachutages, Londres ... De ce fait les déplacements des unités ennemies étaient connus des résistants, qui pouvaient ainsi monter des embuscades sur certains parcours dans cette région montagneuse qui se prêtait bien à ce genre d’actions. C’est en fait dans la journée du 4 septembre 1944 que la situation changea brusquement, et que les événements s’accélérèrent. Ce jour là, un long convoi traverse le village en direction du nord, vers le département du Doubs. Cependant on se rend vite compte que les véhicules, au lieu de la croix germanique, portent sur leurs capots une étoile à cinq branches dans un cercle. Ce qui signifie que l’on a affaire à une unité alliée. Il s’agissait des troupes du général de Lattre de Tassigny. |