Les Contrebandiers du Mont-Noir
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Cette pièce de Numa MAGNIN a eu un succès particulier en 1940-1944 sous l'occupation allemande. Victoria CORDIER, dans son livre "Ce que je n'oublierai jamais" raconte comment son équipe de passeurs la jouait dans une ferme du Mont-Noir ou du Risoux, en attendant la bonne heure pour prendre le chemin de la Suisse.

C'est en effet à une "contrebande" bien dangereuse qu'elle se livrait. Les douaniers étaient allemands; avant la frontière franco-suisse il fallait passer de la zone libre à la zone occupée, puis de la zone occupée à la zone interdite. Autant dire que lorsqu'elle conduisait des clandestins, résistants ou juifs le plus souvent, elle risquait à tout moment d'être arrêtée, elle et ses protégés.

En général elle arrivait par le train à la gare de Foncine le Bas. De là, à pied, à vélo ou même à cheval elle passait par la Grange à l'Olive, la Roche du Palais, Combe David, la Norbière, les Murgers, marquait un petit arrêt à Chapelle des bois pour s'assurer que la voie vers le Sentier était libre et grimpait par le Gy de l'Echelle et la Roche Bernard pour franchir le Risoux. Passant un jour chez son oncle distillateur, à l'extrémité de ce village, elle avait du cacher rapidement ses clandestins à l'arrivée d'une patrouille. Une cuve destinée à l'eau de vie de gentiane avait fait l'affaire.

Conduire en silence et en cachette, dans la neige et par des sentiers glacés, une jeune Edith, juive, mal chaussée, tremblant, pleurant, ne tenant pas sur ses jambes ou une jeune mère accompagnée de sa petite fille qu'il avait fallu endormir à l'aide d'un calmant avant d'entreprendre la montée du Risoux; ou encore la Générale MELIES bien connue à Champagnole autant pour sa témérité et son courage que pour son enfantillage, qui avait voulu, elle aussi aller faire un tour en Suisse. Tout cela était risqué et Victoria CORDIER a bien mérité ses décorations.

Mais comme elle l'écrit :

" Risoux majestueux et secret,

tu étais en ce moment là une grande voie internationale".

Personnages
Vincent, chef contrebandier
Ulysse, le vieux bûcheron
Jean Jeunet, de Sous-le-Mont-Noir
Pierre, Sylvain, Gustave, bûcherons
La Mère Jeunet
Braise (Ambroise), de Sous-la -Côte
Jeanne, fiancée de Jean
Gation, fromager - Le Parisien
Tulipe, servante de l'Ecu, à Foncine le bas
Fanny, Laly, Thémie, les vieilles
Straff, brigadier des douanes
Un fumeur, un ivrogne, des paysans
Michaud, Jacquier, Roux, Chanez, Pognon, préposés des douanes
Camouche, Gifflard, Cabuche, contrebandiers
Acte I
Acte II
Acte III
Acte IV

PREMIER ACTE
Scène Première
Avant le départ - Les contrebandiers sont réunis à l'auberge de "l'Ecu", à Foncine-le-bas : Vincent, Camouche, Gifflard, Cabuche et Jean Jeunet.
Camouche, remplissant le verre de Jean : Tiens, bois un coup, petiot, pour te donner du coeur au ventre. On dirait que tu as peur. Est-ce le premier voyage qui t'effraie ? Sois tranquille ! Nous ne rencontrerons pas un chat ! C'est moi qui te le dis !
Gifflard : Il est comme le soldat qui n'a pas vu le feu. Un peu craintif, un peu tremblant ! Dame ! On n'est pas contrebandier du jour au lendemain.
Cabuche, grogne : ça viendra ! ça viendra !
Camouche : Tu as de la chance d'avoir Vincent pour te dresser !
Gifflard : Il ne pouvait tomber en de meilleures mains !
Camouche : Avec Vincent, je passerais mon ballot sur la grand'route, en plein midi, à la barbe des douaniers.
Vincent : C'est une affaire entendue ! Trouvez-vous ce soir à dix heures sous la Rche, à l'entrée du Mont-Noir. N'oubliez ni vos gourdins, ni vos chaussons.
Camouche : Nous allons à Cressonnières ?
Vincent : Oui, nous arriverons à la pointe du jour. Nous ferons nos emplettes le matin, nous dormirons le soir, et nous rentrerons dans la nuit.
Gifflard  : Par la combe de Morbier ?
Vincent : Par la Croix_de-Pierre
Camouche : En trente-six heures, la pièce est jouée.
Gifflard : Les douaniers n'y verront que du feu.
Vincent : Défilez-vous derrière les buissons et qu'on ne soupçonne pas votre départ !
Gifflard : A quoi bon tant de précautions !
Cabuche : Je ne fais pas tant d'histoires. Je vais en Suisse les bretelles à l'épaule et les mains dans les poches.
Gifflard : Je passe tout exprès devant la douane, en chantant à tue tête la chanson des contrebandiers. Le planton ronge sa pipe de dépit. Le nouveau brigadier, le jeune, l'ardent, me regarde de travers en serrant les poings. Ils sontcomme les chiens quand on fait : kss ! kss !
Vincent : N'agacez ni les chiens, ni les douaniers ! Le contrebandier fanfaron se fait prendre un jour ou l'autre. Le contrebandier prudent échappe toujours. (frappant sur la table.) Voilà trente ans que je fais le métier ! Pourquoi ne m'ont ils jamais pris ? parceque les douaniers n'ont jamais su au juste où j'étais !
Camouche : C'est vrai ! Ils te cherchaient aux Rousses quand tu étais à Pontarlier !
Gifflard : Ils faisaient des battues au Risoux pendant que tu arpentais le Mont-Noir !
Vincent : Avec moi, pas de provocations. c'est compris !
Camouche, résigné : Tu es le chef, Vincent, nous obéirons.
Vincent : Entendu pour dix heures ce soir.
Gifflard  : Sous la Roche !
Camouche : A l'entrée du Mont-Noir !
Cabuche : Tu peux compter sur nous !
Vincent : Et toi, Jean, tu ne dis rien ?
Jean  : Reflexion faite, Vincent, je reste.
Camouche : Hein ?
Gifflard  : Quoi ?
Cabuche : qu'as t dit ?
Camouche : Tu nous laches ?
Vincent : Au diable les contrebandiers de ce calibre ! C'est bien ! Je te croyais un homme; je me suis trompé; n'en parlons plus.
Camouche : Lui, un homme ? Ca tremble comme une feuille ! Ca partirait devant son ombre
Gifflard : Un homme qui ne s'est jamais soûlé !
Camouche  : Qui ne s'est jamais battu !
Gifflard : Qui n'a jamais cogné sur un douanier!
Jean : Si vous croyez que c'est par peur que je reste, vous vous trompez ! Je ne crains pas plus les douanier que vous, et je vous le ferai voir quand vous voudrez !
Camouche : C'est peut-être le courage qui le retient derrière son fourneau, pendant que les autres traversent la frontière, sac au dos et gourdin au poing !
Gifflard : Tu as raison, petiot. La contrebande n'est pas faite pour toi. Il faut des gaillards d'une autre pâte que vous autres !
Camouche : Il faut du courage, du sang-froid, de l'audace ! Il faut des reins solides, des nerfs d'aier ! Lui, contrebandier ? Il est tout au plus bon pour polir des douves sur un établi !
Jean, un peu excité : Je voudrais bien savoir pourquoi vous criez si fort. Ne suis-je pas libre d'aller à la contrebande ou de rester chez moi, de polir des douves ou de planter des choux !
Camouche : Tu as promis de venir avec nous !
Jean : Je n'ai rien promis !
Gifflard : Faudrait savoir s'il n'est pas venu nous espionner ?
Cabuche : Nous vendre aux gabelous ?
Camouche : Vous pourriez bien avoir raison.
Gifflard : Malheur à toi, sale mouchard !
Les deux autres : Malheur à toi !
Jean, se levant : Je ne réponds pas à vos jures, mais essayez un peu de me toucher ! (silence)
Vincent : Bravo ! Jean. Tu n'as pas froid aux yeux. Tu es digne de faire un contrebandier ! Restez tranquilles, vous autres ! je vais m'expliquer avec lui !
(Camouche, Gifflard et Cabuche lâchent quelques jurons et se remettent à boire. Vincent et Jean s'avancent sur la scène)
Vincent : Voyons, Jean, ce n'est pas ton dernier mot ?
Jean : Tu sais, Vincent, que j'ai toujours envié ton sort. J'aime le grand air, les aventures, l'imprévu. le danger ne m'effaie pas, il m'attire. Je ne connais pas de plus beau métier que le tien, et si je suivais mon penchant, je n'en prendrais pasd'autre, mais je ne suis pas seul ... ma mère se fait vieille ... S'il m'arrivait un accdent ? Si j'étais pris ?
Vincent : Si tu étais pris ! Vincent a-t-il jamais été pris ? Ne crains rien mon gars. On connait les sentiers. Dans deux jours nous serons rentrés. Si le métier te plaît, tu reviendras. Sinon on te comptera cinquante francs pour ton premier voyage et tout sera dit.
Jean : 50 francs !
Vincent : Peut-être davantage.
Jean : Il faut que je travaille tout un mois à mon établi pour gagner 50 francs !
Vincent : tandis que tu vas les gagner en une nuit !
Jean : Si nous n'étions que les deux, Vincent, je ne dis pas. mais (désignant les autres) avec ces trois brutes qui ne rêvent que plaies et bosses, j'ai peur de devenir un malfaiteur !
Vincent : je comprends tes scrupules : mais tranquillise-toi ! C'est moi qui commande. Ils n'ont qu'à filer doux. S'ils se rebiffent, je les envoie promener, et nous resterons les deux, rien que les deux ! Je n'ai plus ma vigueur d'autrefois. les rhumatismes et l'oppression se font sentir. J'ai trop passé de nuits blanches, par tous les temps. On pourrait bien me trouver un beau jour sous un sapin, dans la neige, à côté de mon ballot. J'avais songé à faire de toi mon compagnon. Je me disais : il est jeune, solide, courageux. Il est taillé pour être contrebandier. je vais l'instruire, le dresser, lui faire part de mon expérience et de mon savoir. Veux-tu être mon élève et plus tard mon remplaçant ? Veux-tu devenir le premier contrebandier du Mont-Noir ?
Jean : Mais ce serait mon rêve, seulement ... j'aime une jeune fille ... jeanne de la Grange-à-la-Dame. Elle m'a dit tout net qu'elle ne voulait pas être la femme d'un contrebandier !
Vincent : J'en suis surpris. Jeanne est une fille délurée qui doit aimer les hommes courageux. Une ou deux trournées avec moi te donneront de la considération. Veux-tu passer à ses yeux pour une poule mouillée ?
Jean : Ses parents voudraient la marier malgré elle, avec le Braise de Sous-la-Côte. Elle ne peut pas le sentir, mais le Braise s'est mis dans les papiers des vieux. Il a quelques coins de terre, une maison, des sapins ...
Vincent, éclatant de rire : Elle, une fille intelligente, épouser Braise, ce vilain merle, la fable, la risée du pays ... le préférer à un luron comme toi ! tu n'y penses pas !
Jean : Tant pis, je tente l'entreprise, une fois, une seule fois ! Je ne veux pas qu'on puisse me traiter de capon ! C'est bien le diable si je me fais prendre !
Vincent : A la bonne heure ! Cette fois, je te reconnais ! Buvons un canon !
Camouche : Et bien ?
Vincent : Il vient !
Gifflard tendant la main : Touche là Jean !
Jean, tendant la main : Tout à lheure, tu voulais m'assommer.
Gifflard : Tout à l'heure, je te prenais pour un mouchard, et les mouchards malheur à eux !
Tous ensemble : Malheur à eux !
Gifflard : Sans rancune. (Jean lui donne la main)
Camouche et Cabuche : Sans rancune !
(Vincent frappe un coup de gourdin sur la table. Une servante, Tulipe, paraît)
Vincent : Deux bouteilles d'Arbois, du cacheté !
Tulipe : A quarante sous ?
Vincent : A trois francs.
Jean : Mais Vincent, tu te ruines !
Vincent : Voici mon dernier louis !
Jean : On a bien raison de dire : ce qui vient par la flûte ...
Vincent : S'en va par le tambour !
Tulipe : Voilà, messieurs, deux bouteilles et un tire-bouchon.
Camouche : Inutile (Avec son couteau, il casse le goulot de la bouteille et verse à boire)
Tulipe : C'est quatre sous de plus !
(Camouche remplit les verres. Ils trinquent)
Camouche : A la santé du Chef ! A la santé de Vincent !
Gifflard : Le roi des contrebandiers !
Cabuche : L'insaisissable !
Vincent : A la vôtre ! (ils boivent)
Camouche, humant : Fameux !
Gifflard, chante : Allons, Vincent, morbleu, verse-moi du bourgogne, car s'il ougit la trogne, il met le coeur en feu, morbleu ...(les autres accompagnent)
Cabuche, à Vincent : Tu n'aurais pas un cigare ? La bouffarde et le gros trêfle ne symétrisent pas avec le piccolo!
Vincent en tire une poignée de sa poche : Tiens. Choisis !
Cabuche : Comment les appelles-tu ?
Vincent : Cigares de la Régie ! (ils éclatent de rire, et se mettent à fumer. Gifflard se retire à l'écart avec Tulipe. Il lui passe un bras autour de la taille et l'embrasse).
Tulipe : Vous partez ce soir ?
Gifflard : Oui, bel ange d'amour ! (il chante en la berçant) :
Dors ! Dors ! bel ange d'amour, jusqu'au tombeau je t'aimerai toujours !
Tulipe : Pour longtemps ? (pas de réponse) Tu ne veux pas me le dire ?

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