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Scène
Première |
Avant le départ
- Les contrebandiers sont réunis à l'auberge de "l'Ecu",
à Foncine-le-bas : Vincent, Camouche, Gifflard, Cabuche et
Jean Jeunet. |
Camouche,
remplissant le verre de Jean : Tiens, bois un coup, petiot,
pour te donner du coeur au ventre. On dirait que tu as peur. Est-ce
le premier voyage qui t'effraie ? Sois tranquille ! Nous ne rencontrerons
pas un chat ! C'est moi qui te le dis ! |
Gifflard
: Il est comme le soldat qui n'a pas vu le feu. Un peu
craintif, un peu tremblant ! Dame ! On n'est pas contrebandier du
jour au lendemain. |
Cabuche,
grogne : ça viendra ! ça viendra ! |
Camouche
: Tu as de la chance d'avoir Vincent pour te dresser ! |
Gifflard
: Il ne pouvait tomber en de meilleures mains ! |
Camouche
: Avec Vincent, je passerais mon ballot sur la grand'route, en plein
midi, à la barbe des douaniers. |
Vincent
: C'est une affaire entendue ! Trouvez-vous ce soir à dix
heures sous la Rche, à l'entrée du Mont-Noir. N'oubliez
ni vos gourdins, ni vos chaussons. |
Camouche
: Nous allons à Cressonnières ? |
Vincent :
Oui, nous arriverons à la pointe du jour. Nous ferons nos
emplettes le matin, nous dormirons le soir, et nous rentrerons dans
la nuit. |
Gifflard
: Par la combe de Morbier ? |
Vincent
: Par la Croix_de-Pierre |
Camouche
: En trente-six heures, la pièce est jouée. |
Gifflard
: Les douaniers n'y verront que du feu. |
Vincent :
Défilez-vous derrière les buissons et qu'on ne soupçonne
pas votre départ ! |
Gifflard
: A quoi bon tant de précautions ! |
Cabuche
: Je ne fais pas tant d'histoires. Je vais en Suisse les bretelles
à l'épaule et les mains dans les poches. |
Gifflard
: Je passe tout exprès devant la douane, en chantant à
tue tête la chanson des contrebandiers. Le planton ronge sa
pipe de dépit. Le nouveau brigadier, le jeune, l'ardent,
me regarde de travers en serrant les poings. Ils sontcomme les chiens
quand on fait : kss ! kss ! |
Vincent
: N'agacez ni les chiens, ni les douaniers ! Le contrebandier fanfaron
se fait prendre un jour ou l'autre. Le contrebandier prudent échappe
toujours. (frappant sur la table.) Voilà trente ans que je
fais le métier ! Pourquoi ne m'ont ils jamais pris ? parceque
les douaniers n'ont jamais su au juste où j'étais
! |
Camouche
: C'est vrai ! Ils te cherchaient aux Rousses quand tu étais
à Pontarlier ! |
Gifflard
: Ils faisaient des battues au Risoux pendant que tu arpentais le
Mont-Noir ! |
Vincent
: Avec moi, pas de provocations. c'est compris ! |
Camouche,
résigné : Tu es le chef, Vincent, nous obéirons. |
Vincent
: Entendu pour dix heures ce soir. |
Gifflard
: Sous la Roche ! |
Camouche
: A l'entrée du Mont-Noir ! |
Cabuche
: Tu peux compter sur nous ! |
Vincent
: Et toi, Jean, tu ne dis rien ? |
Jean
: Reflexion faite, Vincent, je reste. |
Camouche
: Hein ? |
Gifflard
: Quoi ? |
Cabuche
: qu'as t dit ? |
Camouche
: Tu nous laches ? |
Vincent
: Au diable les contrebandiers de ce calibre ! C'est bien ! Je te
croyais un homme; je me suis trompé; n'en parlons plus. |
Camouche
: Lui, un homme ? Ca tremble comme une feuille ! Ca partirait devant
son ombre |
Gifflard
: Un homme qui ne s'est jamais soûlé ! |
Camouche
: Qui ne s'est jamais battu ! |
Gifflard
: Qui n'a jamais cogné sur un douanier! |
Jean :
Si vous croyez que c'est par peur que je reste, vous vous trompez
! Je ne crains pas plus les douanier que vous, et je vous le ferai
voir quand vous voudrez ! |
Camouche
: C'est peut-être le courage qui le retient derrière
son fourneau, pendant que les autres traversent la frontière,
sac au dos et gourdin au poing ! |
Gifflard
: Tu as raison, petiot. La contrebande n'est pas faite pour
toi. Il faut des gaillards d'une autre pâte que vous autres
! |
Camouche
: Il faut du courage, du sang-froid, de l'audace ! Il faut
des reins solides, des nerfs d'aier ! Lui, contrebandier ? Il est
tout au plus bon pour polir des douves sur un établi ! |
Jean, un peu
excité : Je voudrais bien savoir pourquoi vous criez
si fort. Ne suis-je pas libre d'aller à la contrebande ou
de rester chez moi, de polir des douves ou de planter des choux
! |
Camouche
: Tu as promis de venir avec nous ! |
Jean
: Je n'ai rien promis ! |
Gifflard
: Faudrait savoir s'il n'est pas venu nous espionner ? |
Cabuche
: Nous vendre aux gabelous ? |
Camouche
: Vous pourriez bien avoir raison. |
Gifflard
: Malheur à toi, sale mouchard ! |
Les deux autres
: Malheur à toi ! |
Jean,
se levant : Je ne réponds pas à vos jures,
mais essayez un peu de me toucher ! (silence) |
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Vincent
: Bravo ! Jean. Tu n'as pas froid aux yeux. Tu es digne de faire
un contrebandier ! Restez tranquilles, vous autres ! je vais m'expliquer
avec lui ! |
(Camouche, Gifflard et Cabuche lâchent
quelques jurons et se remettent à boire. Vincent et Jean
s'avancent sur la scène) |
Vincent
: Voyons, Jean, ce n'est pas ton dernier mot ? |
Jean :
Tu sais, Vincent, que j'ai toujours envié ton sort. J'aime
le grand air, les aventures, l'imprévu. le danger ne m'effaie
pas, il m'attire. Je ne connais pas de plus beau métier que
le tien, et si je suivais mon penchant, je n'en prendrais pasd'autre,
mais je ne suis pas seul ... ma mère se fait vieille ...
S'il m'arrivait un accdent ? Si j'étais pris ? |
Vincent
: Si tu étais pris ! Vincent a-t-il jamais été
pris ? Ne crains rien mon gars. On connait les sentiers. Dans deux
jours nous serons rentrés. Si le métier te plaît,
tu reviendras. Sinon on te comptera cinquante francs pour ton premier
voyage et tout sera dit. |
Jean : 50
francs ! |
Vincent
: Peut-être davantage. |
Jean :
Il faut que je travaille tout un mois à mon établi
pour gagner 50 francs ! |
Vincent
: tandis que tu vas les gagner en une nuit ! |
Jean :
Si nous n'étions que les deux, Vincent, je ne dis pas. mais
(désignant les autres) avec ces trois brutes qui ne
rêvent que plaies et bosses, j'ai peur de devenir un malfaiteur
! |
Vincent
: je comprends tes scrupules : mais tranquillise-toi ! C'est moi
qui commande. Ils n'ont qu'à filer doux. S'ils se rebiffent,
je les envoie promener, et nous resterons les deux, rien que les
deux ! Je n'ai plus ma vigueur d'autrefois. les rhumatismes et l'oppression
se font sentir. J'ai trop passé de nuits blanches, par tous
les temps. On pourrait bien me trouver un beau jour sous un sapin,
dans la neige, à côté de mon ballot. J'avais
songé à faire de toi mon compagnon. Je me disais :
il est jeune, solide, courageux. Il est taillé pour être
contrebandier. je vais l'instruire, le dresser, lui faire part de
mon expérience et de mon savoir. Veux-tu être mon élève
et plus tard mon remplaçant ? Veux-tu devenir le premier
contrebandier du Mont-Noir ? |
Jean
: Mais ce serait mon rêve, seulement ... j'aime
une jeune fille ... jeanne de la Grange-à-la-Dame. Elle m'a
dit tout net qu'elle ne voulait pas être la femme d'un contrebandier
! |
Vincent
: J'en suis surpris. Jeanne est une fille délurée
qui doit aimer les hommes courageux. Une ou deux trournées
avec moi te donneront de la considération. Veux-tu passer
à ses yeux pour une poule mouillée ? |
Jean :
Ses parents voudraient la marier malgré elle, avec le Braise
de Sous-la-Côte. Elle ne peut pas le sentir, mais le Braise
s'est mis dans les papiers des vieux. Il a quelques coins de terre,
une maison, des sapins ... |
Vincent,
éclatant de rire : Elle, une fille intelligente, épouser
Braise, ce vilain merle, la fable, la risée du pays ... le
préférer à un luron comme toi ! tu n'y penses
pas ! |
Jean
: Tant pis, je tente l'entreprise, une fois, une seule
fois ! Je ne veux pas qu'on puisse me traiter de capon ! C'est bien
le diable si je me fais prendre ! |
Vincent
: A la bonne heure ! Cette fois, je te reconnais ! Buvons un canon
! |
Camouche
: Et bien ? |
Vincent :
Il vient ! |
Gifflard
tendant la main : Touche là Jean ! |
Jean,
tendant la main : Tout à lheure, tu voulais m'assommer. |
Gifflard
: Tout à l'heure, je te prenais pour un mouchard, et les
mouchards malheur à eux ! |
Tous ensemble
: Malheur à eux ! |
Gifflard
: Sans rancune. (Jean lui donne la main) |
Camouche et Cabuche
: Sans rancune ! |
(Vincent frappe un coup de gourdin sur
la table. Une servante, Tulipe, paraît) |
Vincent
: Deux bouteilles d'Arbois, du cacheté ! |
Tulipe :
A quarante sous ? |
Vincent
: A trois francs. |
Jean
: Mais Vincent, tu te ruines ! |
Vincent : Voici
mon dernier louis ! |
Jean :
On a bien raison de dire : ce qui vient par la flûte ... |
Vincent : S'en
va par le tambour ! |
Tulipe
: Voilà, messieurs, deux bouteilles et un tire-bouchon. |
Camouche
: Inutile (Avec son couteau, il casse le goulot de la bouteille
et verse à boire) |
Tulipe :
C'est quatre sous de plus ! |
(Camouche remplit les verres. Ils trinquent) |
Camouche
: A la santé du Chef ! A la santé de Vincent ! |
Gifflard :
Le roi des contrebandiers ! |
Cabuche :
L'insaisissable ! |
Vincent :
A la vôtre ! (ils boivent) |
Camouche,
humant : Fameux ! |
Gifflard,
chante : Allons, Vincent, morbleu, verse-moi du bourgogne,
car s'il ougit la trogne, il met le coeur en feu, morbleu ...(les
autres accompagnent) |
Cabuche,
à Vincent : Tu n'aurais pas un cigare ? La bouffarde
et le gros trêfle ne symétrisent pas avec le piccolo! |
Vincent
en tire une poignée de sa poche : Tiens. Choisis !
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Cabuche :
Comment les appelles-tu ? |
Vincent
: Cigares de la Régie ! (ils éclatent de rire,
et se mettent à fumer. Gifflard se retire à l'écart
avec Tulipe. Il lui passe un bras autour de la taille et l'embrasse). |
Tulipe :
Vous partez ce soir ? |
Gifflard
: Oui, bel ange d'amour ! (il chante en la berçant) :
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Dors ! Dors ! bel ange d'amour, jusqu'au tombeau
je t'aimerai toujours ! |
Tulipe
: Pour longtemps ? (pas de réponse) Tu ne veux pas
me le dire ? |
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