Jacquier,
palpant le paquet : Mais, c'est de la contrebande, des dentelles
sans doute. |
Gifflard
: Quoi ? Vous savez ! La misérable. Elle nous a vendus ! |
Camouche
: Je te le disais bien, Gifflard, que cette femme serait ta perdition
! Tu n'as rien voulu entendre. |
Gifflard
: La misérable ! J'aurai tout fait pour elle !
Elle me trahit ! La misérable ! (Il pleure) |
Jacquier
: Que voulez-vous que je fasse de ces dentelles ? |
Gifflard,
en s'en allant : Donnez-les lui tout de même ! |
Jacquier
: Ah ! les femmes ! |
Scène
IV |
Le brigadier
: Vincent qui m'échappe. Un coup si bien préparé
! (regardant ses manches) mes galons de lieutenant
! Mes pauvres galons ! |
Jacquier,
à part : Toute la brigade est fourbue ! Les punitions
pleuvent. C'était bien la peine de se faire tant détester
pour en arriver là ! Deux repris de justice insolvables ! |
Le brigadier,
à part : Que diront mes chefs ? |
(Pognon, qui a poursuivi Cabuche, revient
avec un bandage autour de la tête) |
Pognon
: Brigadier, j'en ai poursuivi un pendant un quart d'heure. J'allais
l'atteindre. Il s'est retourné et m'a appliqué un
formidable coup de gourdin. Je n'y ai vu que du bleu ! |
Le brigadier
: Ils n'y ont tous vu que du bleu ! Vous aurez un avertissement. |
Pognon
: Mais brigadier. Etre battu et puni ! |
Le brigadier
: Une annotation. |
Pognon,
à part : Tu me revaudras ça (il se retire) |
Jacquier
: Le jeune, brigadier, celui qui a reçu une balle dans les
jambes, il ne doit pas être loin. Si nous le cherchions ?
|
Le brigadier
: Le chercher où ? |
Jacquier
: Si nous battions la forêt aux alentours ? |
Le brigadier
: Inutile. Ce soir, j'irai le prendre chez lui. |
Jacquier
: J'aimerai autant tout de suite. Un "tiens" vaut
mieux que deux "tu l'auras". |
Le brigadier
: Vous m'assommez avec vos proverbes. Je commence à croire
que vous vous fichez de moi. C'est votre indifférence qui
est cause de votre échec. Sans vous, Vincent serait pris.
Vous avez de la chance que votre oncle soit capitaine des douanes
! |
Jacquier
: Vous avez de la chance que je sois bon diable ! Si Vincent nous
échappe, c'est uniquement de votre faute. Ne vous avais-je
pas conseillé de prévenir nos chefs ? Depuis deux
jours, vous ne faites guère que des maladresses. Je ne vous
les repproche pas; je n'ai pas qualité pour cela, mais ne
m'en rendez pas responsable. |
Le brigadier
: C'est vous qui osez me parler sur ce ton ? |
Jacquier,
très calme : Je me défends, voilà tout.
Je ne fais pas de zèle à outrance parce que je n'ai
pas d'ambition, mais je fais mon service. Je fais mon service aussi
bien que vous, seulement je ne le fais pas de la même façon.
Vous faites du tapage, vous brouillez tout, vous cassez les vitres,
vous êtes à couteau tiré avec tout le monde
y compris vos subordonnés, qui riraient en ce moment de votre
mésaventure, s'ils n'avaient à en supporter demain
les conséquences. Je cherche au contraire à ne froisser,
à ne provoquer, à n'exaspérer personne, pas
même les contrebandiers. On prend plus de mouches, brigadier,
avec du miel qu'avec du vinaigre. |
Le brigadier
: Encore ! |
Jacquier
: Ne vous insurgez pas contre les proverbes; ils se vengent. |
Le brigadier
: Vous êtes un impertinent, et vos proverbes sont
absurdes. Un mot de plus et je vous fais révoquer; prenez
ce ballot et suivez-moi ! |
(Il quitte la scène) |
Jacquier
: Je viens de perdre encore une belle occasion de me taire.
J'avais bien juré de ne plus jamais dire aux gens leurs vérités.
Ca a été plus fort que moi. Tant pis ! Jean Jeunet
n'est pas loin, auprès des bûcherons sans doute ? A
quoi bon l'arrêter, le pauvre garçon ? Pour qu'il (désignant
le brigadier) passe lieutenant ! Fanchement, ce n'est pas la
peine ! |
(Geste de lassitude. Il prend le ballot et
s'en va)
|
(Rideau) |
|
Scène
I |
Le poêle (chambre commune) de la
maison de Jean Jeunet sous le Mont Noir. Des seaux empilés
dans un coin. Un établi de boisselier. Au mur, des images
guerrières et pieuses. Une horloge comtoise, une armoire,
un lit avec de grands rideaux, des chaises. Jean est assis sur l'établi,
une jambe allongée sur une chaise. Jeanne est assise près
de lui et tricote. |
Jean,
se frottant la jambe : Elle est tout engourdie ! |
Jeanne
: Plie le genou vingt fois de suite; le médecin l'a dit.
|
Jean :
Que d'ennuis ! Que de tracas ! Que de misères ! Ma mère
qui ne rentre pas ! Elle n'a que de mauvaises nouvelles à
m'annoncer ! |
Jeanne
: Il n'est que cinq heures. le voyage de Morez est long pour
une vieille personne ! Tu te tourmentes toujours inutilement ! |
Jean,
avec amertume : Cela t'est bien égal qu'on me fourre
en prison ! |
Jeanne
: Comment peux-tu me dire des choses pareilles, à
moi, qui ne t'ai presque pas quitté, depuis que les bûcherons
t'ont rapporté à moitié mort, il y a un mois
! |
Jean
: La crainte me tourne la tête. Il me semble toujours
que les gendarmes vont entrer chez nous ! |
Jeanne :Calme-toi. |
Jean :
Que dirait-on au pays ? Que deviendrait ma mère ? |
Jeanne
: Ta mère ne serait pas seule ! |
Jean
: Comme nous serions heureux si la douane abandonnait les
poursuites; nous nous marierions le mois prochain. |
Jeanne
: Tu vas un peu vite en besogne. |
Jean :
Nous ne sommes pas riches, mais nous travaillerons. Je polirai mes
douves du matin au soir. Tu apprendras le métier de lapidaire.
Nous ferons de bonnes journées. Tu iras au marché
le samedi avec la mère Jeunet. Au printemps, nous louerons
les foins du Petit Prost de Foncine-le-bas. Nous aurons deux vaches. |
|
Jeanne
: Une vache fait, bon an mal an, ses trois cents de fromage, à
80 francs le cent, au bas mot, 240 francs, et pour 2 vaches, 480
francs mettons 500. Cinq cent francs de revenu, et je ne compte
ni les oeufs, ni le beurre, ni les légumes. |
Jean
: Ni les écrevisses que je prendrai dans le ruisseau
en été, ni le bénéfice de l'affouage,
ni les journées que je ferai avec les bûcherons. Jeanne,
nous serons riches ! (brusquement, il se frotte la jambe)
Nous serions riches, si je n'étais pas estropié !
Et ma mère qui ne vient pas ! .. Et le brigadier qui se démène
! Mille tonnerres ! Pourquoi ne m'ont-ils pas tué tout à
fait ! |
Jeanne
: S'il est permis de parler ainsi ! Que les hommes sont peu raisonnables
! Perdre la tête pour rien ! Que veux-tu qu'il fasse ton brigadier
? Tu es soutenu en haut lieu par un monsieur de Morez qui a promis
d'agir en ta faveur auprès des grands chefs de la douane.
Il doit rendre réponse à ta mère aujourd'hui.
Le brigadier est bridé. Il en sera pour ses frais. |
Jean :
Les gros bonnets se moquent bien de nous. Ils promettent, vous inscrivent
sur leur carnet. Vous attendez. Les jours, les semaines, les mois
passent. Plus de nouvelles ! Vous allez chez eux : ils sont sortis.
Vous leur écrivez : pas de réponse ! Il vaut mieux
se passer d'eux; on n'a pas de déceptions. Si j'étais
resté chez moi au lieu d'aller à la contrebande, je
me serais épargné bien des désagréments
! |
Jeanne
: Si on te pardonne, veux-tu retourner en Suisse ? |
Jean,
avec conviction : Oh ! Non ! |
Scène
II |
La mère Jeunet entr'ouvre la porte.
Gros souliers poussiéreux. Tablier à carreaux. Coiffe
du pays. Panier de coquetière au bras. Elle est suivie des
bûcherons, Gustave, Pierre et Slvain, qui viennent de porter
le lait, et rendent visite à Jean. Jean interroge du regard
sa mère avec anxiété. |
Jean
: Tu as vu M. de Lamoura ? |
La mère
: Ton affaire est arrangée. |
Jean
: Pas possible ! Quel bonheur ! (il embrasse Jeanne). |
La mère
: Et moi ? |
Jean
: Ah ! j'oubliais ! (Il embrasse sa mère). |
Pierre
: Allons, tant mieux ! Je parie que sa jambe ne lui fait plus mal
maintenant ! |
Jean : Plus
du tout ! |
Gustave
: Il ne te reste qu'à reprendre le ballot pour retourner
à la contrebande. |
La mère Jeunet
: Si on peut dire des choses pareilles ! Après
le mal que j'ai eu ces temps-ci |
Pierre
: Contez-nous ça mère Jeunet ! (tous s'assoient) |
La mère Jeunet
: Vous savez que le brigadier du Maréchet est venu
chez nous le lendemain de l'accident pour faire une enquête.
Nous avons dit que Jean s'était blessé à la
jambe en abattant un arbre, et le médecin qui était
là n'a pas dit le contraire. Il paraît qu'ils voulaient
revenir avec les autorités et un médecin à
eux, et c'est justement ce qui tourmentait Jean, mais j'ai pris
l'avance. J'ai parlé à un épicier de Morez
à qui je vends du beurre depuis trente ans, et qui connait
un gros monsieur de la politique. Il m'a dit : 'Mère Jeunet,
vous pouvez compter sur moi !". Aujourd'hui, il devait
me donner une réponse définitive. Il m'a dit : "Mère
Jeunet, votre affaire est arrangée !". Il paraît
que ce gros monsieur, qui est conseiller général du
canton de la Rixouse, s'occupe bien du pauvre monde, qu'il est bien
populaire. On dit qu'on veut le mettre député parce
qu'il n'est pas fier. Il a parlé aux chefs de la douane de
Morez et à Saint-Claude; Ils sont à tu et à
toi. Ils ont promis de ne pas nous faire de misères. Tout
de même il fait bon connaître quelqu'un ! |
Les autres
: Oh oui ! Sans doute ! Certainement ! Bien sûr ! |
La mère :
Je ne voulais pas m'en venir sans remercier M. de Lamoura. Il reste
dans une belle maison, avec un grand jardin tout autour comme on
va à Longchaumois. Une servante endimanchée m'a conduite
dans une belle chambre où il y avait des cadres plein les
murs, des glaces où je me voyais de tous les côtés
de la tête aux pieds, un bon Dieu, un homme en plâtre
tout nu .. (rires) une belle suspension, de beaux rideaux
aux fenêtres, en dentelle, des chaises habillées, un
grand tapis sur le plancher. Je n'osais pas marcher dessus, crainte
de la salir. Pourtant j'avais bien essuyé mes pieds, sur
tous les paillassons, avant d'entrer. M. de Lamoura est venu. Un
grand bel homme avec de beaux cheveux blonds aussi longs que les
miens, une fine moustache qui redresse, des dents qui brillent.
Il ne lui en manque pas une ! Il m'a fait asseoir. Il 'a demandé
qui j'étais, ce que je voulais. Je lui ai dit que je venais
pour le remercier. Il ne m'a pas laissé finir : "Ne
causons plus de ça, brave femme ! Je suis toujours heureux
de rendre service aux gens de Sous le Mont Noir. J'aime bien les
gens de Sous le Mont Noir ... mais dites bien à votre garçon
de ne plus recommencer. On lui pardonne parce que c'est la
première fois et parce que vous êtes de braves gents.
S'il y avait réci..." Comment a-t-il dit ? |
Pierre :
Récidive ! |
La mère
: C'est ça, récidive, il ne répondait
de rien. Tu entends, mon gars, il ne faut pas recommencer ! |
Jean
: Sois tranquille. On ne m'y reprendra plus ! |
La mère
: Pour montrer à M. de Lamoura que les gens de Sous le Mont
Noir ne sont pas des ingrats, je vais faire un gâteau, avec
des oeufs et du beurre, come je sais les faire. Quand ils renommeront
les députés, il faudra voter pour lui, tu entends,
Jean ! L'épicier de Morez m'a bien recommandé de te
le dire. Il faudra voter pour lui parce que c'est un brave homme
! |
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