Les Contrebandiers du Mont-Noir
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Camouche : Moi, j'ai deux jeux de cartes dans mon ballot, c'est pour notre partie chez Brocard, au Maréchet. Il n'a que de vieilles cartes toutes sales; elles sont bonnes pour les paysans.
Vincent : Tu n'es donc pas un paysan ?
Camouche : Tu ne vas pas me mettre sur le même pied, moi, un contrebandier, que ceux qui passent leur vie derrière la charrue ?
Jean, tirant une montre de sa poche : J'ai acheté une montre. Elle est jolie, hein ? Elle est à remontoir. C'est pour Jeanne. Pour qu'elle me pardonne.
Vincent, examinant la montre : De mon temps, quand un jeune homme se marait, il achetait à sa promise une paire de sabots. Après c'était un filtre. Au jour d'aujourd'hui, vous achetez des montres ! C'est le progrès.
Cabuche : Combien vendrons-nous nos ballots, Vincent ?
Vincent, calculant : 100 ... 120 ... 150 francs, pièce au moins. cela fait, au bas mot, 60 francs de bénéfice par ballot.
Cabuche : 60 francs ! Il n'y a pas à se plaindre !
Camouche : 60 francs. On peut boire 100 bouteilles à 12 sous, 300 vertes à 4 sous, et 600 gouttes à 2 sous; on peut faire la noce pendant 8 jours avec 60 francs !
Vincent : Tu ferais mieux de boire moins de vertes et de donner quelques pièces de cent sous à ta femme, Camouche, pour acheter du pain.
Camouche : Est-ce qu'elle m'en donne des pièces de cent ous ? Qu'ele se débrouille !
Gifflard : Vincent a raison. Quand on a une femme, il faut la nourrir. C'est pourquoi je ne me marie pas, malgré les avances qu'on m'a faites (Cabuche éclate de rire. Gifflard poursuit en le regardant de travers). Il y en a ici qui enragent à cause que je suis beau garçon et que je tourne la tête à toutes les jeunesses.
Vincent : Nous le savons bien, Gifflard, que tu es un homme à bonnes fortunes. Personne ne dit le contraire.
Gifflard : Moi, j'ai le droit de boire sans remords; je ne fais tort à personne.
Vincent : Je trouve même que la douane devrait laisser passer des contrebandiers comme toi. Le gouvernement rattrape sur les alcools ce qu'il perd ur le tabac.
Gifflard : C'est vrai ! Je n'y avais pas pensé.
Vincent : Es-tu prêt, Jean ?
Jean : Oui, Vincent.
Vincent : A table !
(Une table est dressée avec quelques bouteilles de vin, du pain et du fromage)
Camouche, verse à boire : A la santé de Straff (les autres grognent)
Gifflard : Penses-tu qu'il dormirait sur ses deux oreilles s'il savait que nous sommes au Mont Noir cette nuit ?
Camouche : Que nous rentrons demain au Maréchet.
Gifflard : Je ne serais pas fâché de le rencontrer sur ma route. D'un coup de gourdin, vlan ! (geste significatif), je l'étendrais sur le carreau.
Vincent : Gifflard, je te conseille de n'en rien faire.
Gifflard : Voilà un individu qui est haï des contrebandiers, de la population et des douaniers par-dessus le marché, et tu me conseilles de lui faire grâce ? Non ! mille fois non ! En l'exterminant, je rendrais service à chacun. Ce serait la première belle action de mon existence.
Jean : Belle avance! On en enverrait un autre.
Camouche : Moins rosse !
Vincent : Mais plus dangereux. Straff éreinte ses hommes. Il est brouillé avec tout le monde et ne peut compter sur les renseignements de personne. Straff est le brigadier de mes rêves ! Qu'il reste dix ans au Maréchet et tout le monde sera contrebandier ! Je ne dis pas qu'il ne faut pas prendre de précautions. Il y a des douaniers qui ne sont ni des sots, ni des poltrons, Jacquier par exemple. Ceux-là, il faut s'en méfier !
Gifflard : Ceux-là, on leur casse la gueule !
Vincent : Et on finit ses jours au bagne. Je ne suis pas partisan de la cogne. Je n'en veux pas. Nous sommes des contrebandiers, non des assassins. Un coup de coude dans l'estomac d'un douanier quand il le faut, pour se dégager, je ne dis pas. Pour le reste, je me fie plus à mes jambes qu'à mes poings. Dans notre métier, ce n'est pas comme à la guerre. La bravoure ne consiste pas à cogner, mais à échapper. La fuite est glorieuse quand on ne lâche pas le ballot. Le contrebandier qui ne rêve que plaies et bosses, c'est un casse-cou !
Camouche : Mais quand on ne peut se tirer d'affaire qu'en cognant ?
Gifflard : J'en étendrais un ou deux les quatres fers en l'air. C'est le plus court. Après tout, pourquoi viennent-ils nous chercher rogne, les douaniers ? S'ils reçoivent des coups, c'est bien fait !
Vincent : Les douaniers font leur service.
Camouche : Les douaniers sont des "feignants".
Vincent : Ah ! les douaniers sont des fainéants ! Alors ça t'amuserait, Camouche, de passer tes nuits au Mont Noir, dans la neige, quand il gèle à pierre fendre ? Et toi, Gifflard, ça t'amuserait de t'attaquer à des brutes comme vous autres ?
Cabuche : Si le métier de douanier te plaît, Vincent, tu n'avais qu'à le prendre !
Vincent, très monté : Je ne dis pas qu'il me plaît, je dis qu'il est pénible et dangereux. Je dis qu'avec un mauvais brigadier, c'est un métier de chien ! Je dis que c'est un métier ingrat qui vous éreinte et vous rapporte tout juste de quoi ne pas mourir de faim. je dis qu'il faut autant de courage, autant de sang-froid, autant de finesse et de ruse pour faire un bon douanier qu'un bon contrebandier.
Jean : Vincent a raison. Les douaniers sont nos seuls adversaires. S'ils étaient des fainéants et des lâches, quel mérite y aurait-il à passer un ballot ? Tout le monde peut traverser le Mont Noir, mais tout le monde n'ose pas le traverser avec une charge de tabac. Pourquoi ? Parce qu'il y a des douaniers qui veillent. Plus ils sont vigilants, plus il faut d'adresse et d'audace. En méprisant les douaniers, Gifflard, tu te méprises toi-même ! Tu rabaisses le métier du contrebandier !
Vincent : S'il n'y avait pas de douaniers, il n'y aurait pas de contrebandiers ! Voilà ce que Gifflard n'a pas l'air de comprendre !
Gifflard : Ce que je comprends, c'est que la vie est plus chère en France qu'en Suisse, et que c'est les douaniers qui en sont cause.
Cabuche, à Vincent : Qu'as tu z'à répondre ?
Vincent : Ce n'est pas les douaniers qui en sont la cause, c'est le gouvernement. Le gouvernement nous pille, nous gruge. Pour nous extorquer notre argent, tous les moyens leur sont bons. Vous ne pouvez avoir un sou dans votre poche, sans qu'ils vous en réclament deux ! Que nous donne-t-on en échange ? Rien ! Que recevons-nous au Lac des Rouges Truites pour les vingt mille francs d'impôts que nous payons par an ?
Camouche : Vingt mille francs !
Gifflard : C'est-t-honteux !
Cabuche : C'est révoltant !
Vincent : L'argent qu'on paye, où passe-t-il ? Je n'en sais rien, mais je sais bien qu'il ne revient pas. Ce n'est pas aux douaniers, c'est au fisc que j'en veux. Mon rôle, le rôle du contrebandier, c'est de réparer les injustices, les iniquités du fisc.
Jean : Mais comme le fisc ne perd jamais ses droits, il se rattrape ailleurs. J'ai bien peur que la contrebande se fasse au détriment de pauvres diables comme nous qui paient plus cher ce que nous payons meilleur marché !
Camouche : Qu'est ce que tu racontes, blanc-bec ?
Gifflard : Ca n'a point de savoir vivre et ça veut en remontrer à des hommes comme nous.
Camouche : Le rôle du contrebandier, c'est de réparer les injustices, les iniquités du fisc. Comme c'est bien dit !
Cabuche : Quand j'ai passé en correctionnelle, la dernière fois, le président m'a fait un sermon. Bien entendu, je n'écoutais pas . Je me rappelle pourtant qu'il m'a dit : "Votre métier n'est pas honnête ! vous volez l'Etat". Je saurai que lui répondre la prochaine fois. Je lui dirai : Monsieur mon Président, ce n'est pas le contrebandier qui vole l'Etat, c'est l'Etat qui vole le contrebandier. Comment as-tu dit, Camouche ?
Camouche : Le rôle du contrebandier, c'est de réparer les injustices, les iniquités du fisc.
Cabuche : Le rôle du contrebandier, c'est de réparer les injustices, les ...
Camouche : Les iniquités ...
Cabuche : Qu'est ce que ça veut dire les inquités ?
Camouche : Les canailleries.
Cabuche : C'est bien ça ! Les injustices, les iniquités, les canailleries, les crimes du "fixe" !
Tous ensemble : Le rôle du contrebandier, c'est de réparer les injustices, les iniquités, les canailleries, les crimes du fisc !
Vincent : Neuf heures ! Il est temps de partir ! Cabuche marchera en tête et nous suivrons à petite distance en file indienne. A la moindre alerte, un coup de sifflet ! Ne perdez pas la tête, ne lâchez pas le ballot pour un oiseau qui s'envole où une pierre qui se détache.
Camouche : C'est bon, Vincent. On connait le métier !
Vincent : C'est pour jean que je parle. Il vient pour la première fois.
Jean : Sois tranquille !
Vincent : Tu ne caleras pas ?
Jean : Pas de danger ! La nuit sous le bois ne me fait pas peur !
Vincent : Chaussons-nous ! (Ils ôtent leurs souliers qu'ils attachent ensemble et passent à leur cou. Ils mettent leurs espadrilles et chargent leurs ballots).
Camouche : On pourrait dire la chanson des contrebandiers avant de partir !
Gifflard : Oui, elle remonte le moral.
Vincent : D'accord. Chacun dira son couplet et tout le monde chantera au refrain. Commence Gifflard, tu as la plus belle voix.
Gifflard flatté, tousse, crache et entonne le premier couplet. Les autres suivent. Tous au refrain : Malheur ! Malheur aux commis !
Vincent frappe sur la table. Une servante vient. Il paye. Elle souhaite on voyage aux contrebandiers.
Vincent : Maintenant, le coup de l'étrier ! (Ils trinquent et boivent) en route !
TROISIEME ACTE

A la Croix de Pierre. verdure et branchages au premier plan. Futaie au fond. L'avant-scène est traversée par un chemin forestier. Dans un coin, une vieille croix en pierre, qui donne son nom à l'endroit. Un écriteau-indicateur porte :"ADMINISTRATION des EAUX et FORÊTS. FORÊT DOMANIALE du MONT NOIR. Lieu dit : LA CROIX de PIERRE"

quatre heures du matin, fin septembre.

Scène Première
Deux douaniers arrivent, enveloppés dans leurs pélerines. L'un deux Roux, regarde de tous côtés, et appelle, sans crier : Brigadier ! Brigadier ! Personne ! (lisant l'écriteau) lieudit : La Croix de Pierre (Tirant sa montre) Quatre heures ! C'est bien l'endroit et l'heure fixée pour le rendez-vous de la brigade. Nous sommes les premiers !
Michaud : Je te disais bien que nous avions le temps ! Ta montre avance toujours ! Tu ne m'as pas laissé dormir ! Ouf ! je tombe de sommeil ! (il se laisse choir sur une souche)
Roux : C'est ma femme ! A tout moment, cette nuit, elle me poussait du coude en disant : Lève-toi ! Il est l'heure. Tu seras en retard ! Tu seras puni ! Le brigadier ne sera pas content ! Il t'en voudra ! Il ne pardonne pas ! De minuit à trois heures, je me suis relevé cinq fois.
Michaud : Elle a donc le diable au corps, ta femme ?
Roux : Elle est ambitieuse ! Elle voudrait me faire monter en grade. Aussi, pas de mauvaises notes et du travail par-dessus les yeux. Elle est savante. Elle a son certificat d'études. Elle me fait faire des dictées, des problèmes, des pages d'écriture, des rapports, des procès-verbaux, des inventaires de saisie, des répartitions de service (confidentiellement) Je vais passer l'examen à Saint-Claude au printemps. N'en parle pas !
Michaud : Sois tranquille ! L'année prochaine, tu seras brigadier !

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