Scène
IV |
Entrée des bûcherons. L'un
porte un sac à provisions, un autre une scie passe-partout;
un troisième un paquet de cordes. Tous ont leur hache sur
l'épaule. Ils chantent en choeur l'air de Robin des Bois
du Freyshütz. |
Ami, dans les bois que la vie a de charmes
! Tu ris sans alarmes Au sein des bois ! Lorsque tout sommeille
Tu te mets en chemin Ta hache réveille Les échos du
matin ! Tes coups se succèdent Au rythme cadencé,
Les grands sapins cèdent A tes chocs répètés.
|
(Ils déposent leur attirail et s'attablent) |
Ulysse :
Deux bouteilles ! |
Pierre,
s'asseyant : Quelle journée ! |
Sylvain
: Quelle fatigue ! |
Braise :
Quel appétit ! |
Ulysse
: dans huit jours, nous aurons fini la coupe de sapins ! |
Pierre
: Et les foyards, et les chablis ! Nous avons du travail pour tout
l'hiver ! |
Pierre
: Est-ce bête de de geler au Mont-Noir, pendant que les autres
dorment, pour chauffer le populo ! |
Ulysse
: C'est la vie. Il faut que nous ayons froid pour que les autres
aient chaud. Les souffrances des uns font le bonheur des autres
! |
Jacquier
:Les souffrances nont pas mordu sur vous père Ulysse; vous
êtes solide comme un vieux chêne. |
Ulysse
: Quand on est robuste, le métier de bûcheron fortifie;
quand on est débile, il vous a vite usé un homme.
|
Jacquier
: Il n'use pas les montagnons. |
Ulysse
: Ils en ont l'habitude ! Ils ont respiré l'air des sapins
depuis l'enfance. L'air des sapins, l'air des montagnes, l'air du
matin ! C avous nourrit cet air-là, ça vous trempe
! Ah ! Si les montagnons buvaient moins la goutte, s'ils se nourrissaient
mieux, s'ils faisaient moins d'imprudences, s'ils jouaient moins
avec les chauds et froid, ils vivraient jusqu'à cent ans
! Il faudrait les assommer pour en venir à bout ! |
Jacquier
: Toujours sur pied ! Toujours sous bois ! Toujours au Mont-Noir
! |
Pierre
: Toujours vert comme les sapins ! |
Ulysse
: Toujours solide. Toujours content de mon sort, tant que j'aurai
ma bonne hache (il la soulève et la regarde avec tendresse),
bien luisante et bien tranchante et des bras vigoureux pour la manier
! |
Jacquier
: Et si un sapin vous écrase dans sa chute ? |
Ulysse
: ce sera la revanche de la forêt et la seule mort qui me
convienne ! |
Jacquier
levant son verre : A la santé d'Ulysse ! A la santé
des bûcherons ! |
Ulysse
: A la santé de Jacquier ! A celle des douaniers ! |
Pierre :
A celle des contrebandiers ! |
(Tous éclatent de rire, sauf le
brigadier, qui n'entend pas la plaisanterie et fait un visage renfrogné
et maussade) |
Sylvain
: Braise, donne-moi une cigarette. |
Braise :
Je n'ai plus de tabac. |
Sylvain
: Farceur, tu viens d'en acheter. |
Pierre,
qui a fouillé dans la poche de Braise sans qu'il
s'en apperçoive : Tiens, voilà le paquet (il
le lui jette). |
Sylvain,
le recevant au vol : Merci, Braise. |
Braise,
fâché : C'est dégoûtant ! Ils fument
tous mon tabac. Il faut que j'en achète tous les jours pour
ces mufles ! |
Pierre
: Ne pleure pas ! Tu es plus riche que nous ! On t'en laissera une
cigarette. (ils se servent à la ronde). |
Le brigadier,
impatient : Je n'aime pas cette familiarité avec des
gens sujets à caution contre lesquels nous serons appelés
à sévir un jour ou l'autre. Sortons ! (Il paye,
fait le salut militaire et sort. Jacquier hausse les épaules
et serre la main des bûcherons en les appelant par leurs noms.
A Braise.) |
Jacquier
: Ton tabac est-il de la régie, au moins ? |
Braise
: Je vous le jure ! (retenant Jacquier par la manche et l'emmenant
un peu à l'écart) : Savez-vous si mon affaire est
arrangée ? |
Jacquier
: Quelle affaire ? |
Braise
: Le brigadier m'a saisi une demi-livre de tabac l'autre jour à
la Savine; il voulait me faire un procès-verbal. Je lui ai
dit qu'il n'avait pas besoin, pour si peu de chose, de me chercher
des misères. Je l'ai supplié de me laisser mon tabac.
Il n'a rien voulu entendre. Il m'a dit que je devais m'estimer heureux
d'en être quitte à si bon compte. J'étais un
peu parti. Je lui ai répondu qu'il faisait bien le malin,
qu'on n'aimait pas les casseurs de vitres au Maréchet, et
qu'il pourrait bien ne pas y manger un sac de sel ! |
Jacquier
: C'est grave ! C'est très grave ! |
Braise
: il atiré son carnet; il a pris mon nom en disant : "Je
vous déclare procès-verbal pour menace à un
agent de la force publique dans l'exercice de se fonctions !" |
Jacquier
: Vous passerez en correctionnelle ! Six mois de prison ! |
Braise,
atterré : Six mois de prison ! Si je demandais pardon
! Si je faisais des excuses ? |
Jacquier
: Vous êtes disposé à faire des excuses ! |
Braise
: Oh ! tant que vous voudrez ! |
Jacquier
: Je crois que le procès-verbal n'est pas encore enregistré
! |
Braise
: Oh ! Tant mieux ! |
Jacquier
: Je dirai un mot pour vous au brigadier ! |
Braise :
Oh ! merci ! |
Jacquier
plus bas, afin que personne n'entende : Venez demain
à dix heures au bureau. Apportez-nous quelques renseignements.
Nous arrangerons ça ! |
Braise
: Vous êtes un brave homme vous, tandis que le brigadier
... |
Jacquier
: Bonsoir messieurs ! (il sort) |
Braise
: Ne vaut pas les quatre fers d'un chien ! |
Pierre
, à Braise : Tu l'as échappé
belle; paie les deux litres ! |
Braise
: Si je me tire de leurs griffes, je paierai un litre la semaine
prochaine. |
Pierre
: Il n'est pas permis d'être pingre à ce point ! |
Sylvain
: N'aie crainte ! Bon gré, mal gré, il paiera les
deux litres ! |
|
Braise :
Je ne les paierai pas ! |
Gustave
: Nous les retiendrons sur ses gages ! |
Pierre
: Jacquier, c'est un brave homme ! |
Les autres,
avec conviction : Oh ! oui, c'est un brave homme ! |
Pierre
: S'il était brigadier, le pauvre monde s'en trouverait
mieux ! |
Sylvain
: Et les douaniers aussi ! |
Braise
: Tandis que ce morveux de Straff ! |
Tulipe,
s'approchant : En parlant de Straff ! Il faut que je vous
raconte. Les contrebandiers étaient ici, il y a un moment.
Après leur départ le brigadier m'a offert mille francs
pour lui dire où ils allaient. J'ai répondu : Apprenez
Monsieur le brigadier, que je ne suis pas une espionne. Je sais
où ils vont les contrebandiers, et quand ils reviennent,
et par où ils reviennent, mais quand vous me donneriez un
million, quand vous me donneriez toute la fortune à Rothschild,
je ne le dirais pas ! Apprenez que si je disais un mot aux contrebandiers
de la proposition que vous venez de me faire, vous seriez un homme
mort ! Mais j'ai pitié de vous ! |
Sylvain
: Vincent y était ? |
Tulipe
: Avec Camouche, Gifflard, Cabuche et Jean. |
Braise, dressant l'oreille : Jean Jeunet
! |
Tulipe :
Ton rival ! |
Sylvain
: Préféré ! |
Tulipe
: Ils vont cette nuit à Cressonnières. |
Pierre :
Et quand reviennent-ils ? |
Tulipe,
baissant la voix : Après demain matin, par la Croix
de Pierre ! |
Braise
: La Croix de Pierre. C'est là que nous travaillons ! |
Tulipe :
Pas un mot. Gifflard me tuerait ! |
Pierre :
Sois tranquille ! |
Sylvain
: Jamais un bûcheron n'a vendu un contrebandier ! |
Ulysse
: Il serait temps de partir si nous voulons être au bois demain
à quatre heures. |
(ils vident leurs
verres) |
Pierre :
Allons Braise, paye ! |
Braise
: Soit ! mais c'est la dernière fois ! |
(Il défait un noeud
de son mouchoir de poche et en tire une pièce de 2 francs) |
Tulipe
: Deux fois quinze, trente; de quarante, reste dix. Il te revient
dix sous.(Tout en fouillant dans sa poche elle regarde la pièce)
Mais elle est fausse, cette pièce ! C'est un Grispi !
|
Pierre
à Braise : Ah ! Chenapan ! Tu fais de la fausse monnaie
! |
Braise
fâché : Mais je ne l'ai pas fabriquée cette
pièce ! Je la donne comme je l'ai reçue ! |
Pierre
: Tu seras à l'amende de deux litres ! |
Braise,
furieux et pleurant jette la pièce à la figure
de Pierre : Tiens ! la voilà, ta pièce ! Fais
en ce que tu voudras ! J'aimerais mieux crever que de remettre les
pieds ici ! (à Ulysse) Cherches-en un autre pour aller
au Mont-Noir demain ! Je reste chez moi ! (Il sort. Les autres
éclatent de rire. Ulysse paie. Ils s'en vont.) |
Tulipe
, seule, rassemblant les verres : J'ai eu tort de parler
des contrebandiers ! Les bûcherons sont des hommes de confiance
.. Braise, il me semble, a des accoinances avec Jacquier ... Braise
est sorti furieux ... Si .. après tout, je m'en moque. S'ils
sont pris, je suis débarrassée de Gifflard.. Je serais
trop meurtrie.. tandis que Jacquier,un peu grisonnant.. mais si
brave homme. S'il disait oui, je ne dirais pas non ! |
(Rideau) |
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Scène
Première |
Devant le chalet. Une vingtaine de personnes
attendent le fromager. Costumes locaux. Des bouilles (récipients
en forme de hotte), des seilles, des bidons, des tonneaux à
recuite, des toiles et des planches à gruyère. |
Une commère
: Fanny regardant dans la coulisse, Voilà une demi-heure
que nous attendons. Il n'arrive pas. Il s'est encore soulé
! |
Une autre commère,
blottie entre les deux tonneaux : José Maria
! Quelle misère avec ce fromager ! C'est la troisième
fois depuis 15 jours ! |
Une troisième
Thémie : C'est toujours comme ça quand
il a des sous. Le marchand lui a donné ses étrennes.
Il les boit. Mais patience. Il sera vite à sec ! |
Laly,
à sa voisine : Votre garçon est donc parti,
mère Jeunet. C'est lui qui apporte le lait d'habitude ! |
La mère Jeunet,
embarrassée : Oui. Il est parti en voyage. |
Fany : Vous
êtes seules ? |
La mère Jeunet,
montrant une jeune fille : Jeanne me tient compagnie. |
Laly : Le
parisien ! |
Plusieurs voix
: Bonjour Parisien ! Comment se portez-vous, Parisien
? Qu'y a t-il de neuf dans la gazette ? |
Le Parisien
: Les Chambres ont voté trois cent millions pour augmenter
la flotte ! C'est une somme ! On serait riche à moins ! Pour
les trouver, ils vont mettre une imposition sur le café,
le sucre, le tabac et l'eau de vie. |
Fany : Encore
une de vos inventions ! |
Le Parisien
: C'est dans le journal ! |
Fany :
Si c'est dans le jounral, il n'y a rien à dire ! |
Le Parisien
: Il faudra payer deux sous de plus la livre de sucre, cinq sous
la livre de café, trente sous la livre de tabac, vingt sous
le litre de goutte. C'est dans le journal ! |
Laly,
consternée : Cinq sous la livre de café, deux
sous la livre de sucre ! |
Un vieux barbu,
avec sa pipe : Trente sous la livre de tabac ! |
Un autre,
nez écarlate : Vingt sous le litre de goutte. Troquet
va mettre le petit verre à quatre sous ! |
Le Parisien
: Pour vous dire le fond de ma pensée, ils ont bien fait
! |
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