Les Contrebandiers du Mont-Noir
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Laly : Vous trouvez qu'ils ont bien fait d'augmenter le café et le sucre ?
Le parisien : Le café crese l'estomac et le sucre pourrit les dents !
Laly : Les dents, ça m'est égal; je n'en ai plus !
Thémie : Le café me soutient. sans ma tasse de café en me levant, je ne pourrais pas traire mes vaches !
Autres commères : C'est déjà tout le plaisir qu'on a. Il ne sait pas ce qu'il dit ! Je vais en parler à sa femme !
Le fumeur : Le café, je ne dis pas. Ils font bien de le renchérir. Je n'en bois jamais. Mais le tabac ! Voyons, parisien, soyez raisonnable ! Il est déjà assez cher !
Le parisien : Le tabac est un poison !
Le fumeur : Si c'est de la poison, c'est de la poison bien lente. Voilà soixante ans que je fume et je me porte bien !
L'ivrogne, hébété, au parisien : C'est pour rire qu'ils veulent augmenter l'eau de vie ?
Le parisien : Ce n'est pas pour rire, heureusement ... L'eau de vie ruine la santé !
L'ivrogne : L'eau de vie entretient la santé. Sans goutte, je serais tout le temps malade.
Le parisien : L'eau de vie tue l'énergie !
L'ivrogne : Il n'y a de tel qu'une goutte pour me donner du coeur à l'ouvrage !
Le parisien : L'eau de vie assombrit le caractère !
L'ivrogne  : La goutte entretient la gaieté !
Le parisien : L'alcool désunit les familles !
L'ivrogne : Je n'aime la mienne que quand j'ai bu !
Le parisien : L'alcool abrutit les individus !
L'ivrogne : Alors, moi, je suis abruti ? Faudrait pas nous insulter parisien !
Les autres : Il a raison ! Il y a assez d'impôts ! La marine, on s'en fiche ! C'est pour augmenter la paye des gros !
Laly : Qu'ils augmentent les impositions tant qu'ils voudront. On s'arrangera bien pour n'en point payer !
Le fumeur  : La frontière n'est pas loin !
Laly : En Suisse, le café coûte vingt sous la livre !
Thémie : Le sucre, six sous !
Le fumeur : Le tabac, six sous le paquet !
L'ivrogne : L'eau de vie, quinze sous le litre !
Laly : Je vais en parler à Vincent demain !
Le fumeur : Je vais le trouver ce soir !
L'ivrogne : Allons-y tout de suite. Il n'y a pas de temps à perdre !
Le fumeur : Allons chez Vincent !
Laly : Heureusement qu'il est là !
Thémie : Sans lui, que deviendrions-nous ?
Le parisien, goguenard : Vive Vincent !
Tous en choeur : Vive Vincent !
(courte pause)
La mère Jeunet : Oui, ma pauvre fille, il est parti à la contrebande. J'étais au marché hier à Morez, comme d'habitude, pour vendre mes légumes, quelques douzaines d'oeufs, quelques livres de beurre. En rentrant, je ne troue personne. J'attends une heure, deux heures, toujours personne. Je m'inquiète; je cours chez les voisins. Ulysse, le bûcheron, m'apprend qu'il est en Suisse. Ca m'a toute bouleversée. Je n'ai rien mangé et je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit. Polisson ! S'il est permis de mettre ses parents dans des transes pareilles !
Jeanne : Tranquilisez-vous, mère Jeunet. Il n'arrivera rien la première fois !
La mère Jeunet : Mauvais sujet ! Mauvais garnement. Ca ne pense quà courir la pretentaine ! Pas moyen de les tenir ! Ils ne nous donnent que du mal quand ils sont petits , et du souci quand ils sont grands.
Jeanne : Tranquilisez-vous ! A l'avenir nous le surveillerons !
La mère Jeunet : S'il était en bonne compagnie encore ! Mais des Camouche, des Cabuche, des Gifflard ! Camouche est une brute qui roue sa femme de coups ! Gifflard a failli passer en cour d'assises; on le soupçonne d'avoir démoli un douanier, du côté de Bellefontaine. Avec des individus comme ça, mon garçon finira mal. je voudrais presque qu'il soit pris, condamné. Mes quelques sous y passeraient, mais ça le dégouterait de ce métier maudit !
Jeanne : Tranquilisez-vous, mère Jeunet; nous ne le laisserons pas retourner à la contrebande. Je lui dirai : Choisis, la contrebande ou moi. C'est bien le diable s'il hésite ! Une fois que nous serons mariés, que j'aurai de l'autorité sur lui, je m'en charge. Quel agrément y aurait-il pour moi, je vous le demande, à être la femme d'un contrebandier ? Toujours seule ! Toujours sur le qui-vive ! Et les perquisitions, et les visites domiciliaires, et les affronts, et la maison à tout venant, et les nuits blanches. Non, merci ! J'aimerai autant rester vieille fille !
Mère Jeunet : Tu n'as rien à craindre de ce côté. Ce ne sont pas les prétendants qui te manquent. Quand il n'y aurait que le Braise !...
Jeanne  : Ne m'en parlez pas !
Mère Jeunet : Il est toujours fourré chez vous.
Jeanne : J'ai beau le rechigner, il revient. Il est comme la vermine; quand elle se met quelque part.
Mère Jeunet  : Tes parents lui font bonne mine.
Jeanne : Moi, je ne peux pas le souffrir. Il me déplaît des pieds à la tête. Sa présence m'agace et je le lui fais bien sentir. Ce n'est guère charitable, mais pourquoi veut-on me l'imposer à toute force ? Je l'aimerais autant qu'un autre, s'il ne m'aimait pas !
Mère Jeunet : Le voici !
(Braise arrive, dépose sa bouille et s'assied dessus. Il tire sa pipe, la bourre et l'allume. Le parisien l'observe malicieusement)
Le parisien, à mi-voix, désignant Jeanne : Tu n'oses pas lui parler ?
Braise : Si je voulais !
Le parisien : Pour réussir en amour, il faut oser. Tu es trop timide !
Braise : Vous ne me connaissez pas !
Le parisien : Elle t'aime !
Braise  : Elle ne me l'a jamais dit !
Le parisien : Parce que tu ne lui as pas demandé.
Braise : Vous voulez me chiner !
Le parisien : Je veux te rendre service. Si tu ne lui dis rien, elle ne sera pas contente. Dis-lui au moins bonjour !
Braise : Attendez ! (il raproche peu à peu son siège de Jeanne. S'adressant à elle) Il fait bea ce matin ! (pas de réponse) Bonjour, Jeanne !
Jeanne : Bonjour !
Braise  : Avez-vous fini les regains ?
Jeanne : Je n'en sais rien !
Braise : Je te demande ça parce que je n'ai rien à faire aujourd'hui. Si vous n'aviez pas fini, je pourrais vous doner un coup de main.
Jeanne : Nous avons fini !
Braise : Tu viens de me dire que tu n'en savais rien !
Jeanne : Nous avons rentré hier la dernière voiture !
Braise : En venant, j'en ai vu un gros tas, bien sec, dans votre combe !
Jeanne : Nous sommes assez forts pour le rentrer seuls ! (se tournant vers la mère Jeunet) Vous me disiez que Jean était à Morez ...
Braise : Jean ! Toujours son Jean ! Elle ne pense qu'à lui ! Jean ! Elle n'a que ce nom à la bouche ! Jean !
Le parisien : Ca ne mord pas ? Tiens bo ! Les femmes sont capricieuses ! Tu prendras ta revanche !
Braise (entre ses dents) : Je pourrais bien la prendre ma revanche, plu tôt que vous ne le pensez :
Un paysan : Tiens, Braise n'est pas au Mont Noir ce matin ?
Braise : Je n'y retourne plus !
Le paysan : Les bûcherons t'ont renvoyé ?
Braise : J'ai donné ma démission !
Francisque, à cheval sur un tonneau : Ce n'est pas vrai. Ils l'ont chassé du café, hier parce qu'il payait avec une pièce en plomb.
Braise : Ce n'était pas une pièce en plomb, c'était un Crispi !
Francisque : C'était une pièce en plomb. Tulipe me la dit.
Braise : Si tu ne te tais pas, méchant garnement, je vais te tirer les oreilles.
Francisque : Mon père s'appelle Camouche; essaie de me toucher !
Le parisien : Comme ça, Braise, tu fabrique de la fausse monnaie ?
Braise : Mais je ne l'ai pas fabriquée cette maudite pièce. Avec quoi ? Suis-je outillé pour ça ? Elle n'était pas en plomb. Je ne sais pas même si c'était un Crispi ! Cette chienne de servante est bien capable d'avoir changé ma pièce ! Cette gueuse ! Elle s'était entendue avec les autres pour me faire enrager. Ils viendront me dire : "Braise, paye un litre ! " Ils seront bien reçus ! Je leur en paierai, du piccolo ! De la chenique oui (arsenic) pour les faire crever !
(pendant ce discours, Francisque suspend un morceau de papier derrière le dos de Braise et y met le feu. Braise porte la main derrière son dos et se brûle les doigts)
Braise apercevant Francisque : Canaille ! Voyou ! (Francisque lui fait un pied de nez et s'enfuit . Braise quitte ses sabot et lui court après. Tous deux quittent la scène. Bruyant éclat de rire)
Fanny : Voici le fruitier ! (On entend chanter dans la coulisse)
N'entends-tu pas la biche dans les bois ! Le chasseur la chasse, mais il ne la tue pas ! N'entends-tu pas, dans ces vallons, le chasseur sonner du clairon !
Gation, fromager, arrive en titubant : Tiens, ils m'attendent ! Chacun son tour ! Je les attends assez souvent !
Laly : Tais-toi, ivrogne !
Thémie : Propre à rien !
Fany : Pentaine !
Gation, guilleret : Vous voyez bien quand j'ai bu, mais vous ne voyez pas quand j'ai soif ! (il ouvre la porte du chalet. Tous entrent).
Braise, revient haletant : Canaille ! Chenapan ! Apache ! Si je l'avais attrapé, je le broyais !... Et les autres qui riaient ! Et cette chipie qui m'envoie promener devant tout le monde, avec son Jean ! Elle ne l'aura pas de si tôt son Jean ! Ils ont trop parlé hier ! Je tiens ma vengeance ! (Il entre au chalet)
(Rideau)
Scène II
Bureau du brigadier des douanes. Ameublement massif et sommaire. Des règlements au mur, des registres sur une table. Le brigadier, Jacquier.
Le brigadier, nerveux et agité : Reviendront-ils par la Croix de Pierre, par le Grand Gy ou par la Combe de Morbier ? That is the question ! Je la tourne et la retourne depuis hier dans ma tête ! Elle me tourmente ! Elle m'obsède !
Jacquier, à part : Elle ne m'a pas empêché de dormir.
Le brigadier : Les informations précises nous manquent; mais nous pouvons y suppléer par le raisonnement.
Jacquier : Je ne comprendspas très bien.
Le brigadier : Vous allez comprendre. Si les contrebandiers ne se méfiaient de rien, ils rentreraient tout bonnement par le chemin le plus court, c'est à dire par la Croix de Pierre. Mais notre présence au café hier a dû éveiller leurs craintes, doù je conclus que, des trois routes, ils prendront la plus détournée et rentreront par le grand Gy.
Jacquier : C'est fort bien raisonné, mais je doute que vous preniez jamais Vincent avec des raisonnements. Ce diable d'homme déroute tous les calculs. En prenant le contre-pied de ce qu'il dit, on n'est encore pas sûr de savoir ce qu'il pense. Il suffit qu'on surveille un chemin pour qu'il en prenne un autre.
Le brigadier : Alors, d'après vous, rien à faire !
Jacquier : Il faudrait, pour le pincer, garder cette nuit toute la ligne du Mont-Noir. Il faudrait réquisitionner toute la compagnie, prévenir le lieutenant. Alors nous aurions quelque chance de succès.
Le brigadier : Il n'y faut pas songer. Vincent m'a donné trop de tracas pour que je le cède à un autre. Il est le gage de mon avancement, mon Marengo, mon Austerlitz. Je le prendrai moi-même avec ma seule brigade.

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