Les Contrebandiers du Mont-Noir
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Acte I
Acte II
Acte III
Acte IV

Roux : Sous-brigadier, c'est déjà beau ! Ma femme me voit déjà avec les galons de lieutenant. Mais il n'y faut pas songer.
Michaud, railleur : Qui sait ? Ce que les femmes veulent ...
(Arrivée de deux autres douaniers)
Chanez : Mais c'est Roux et Michaud ? Salut, camarades ! Vous êtes de service ? (échange de poignées de main)
Michaud : Si nous n'étions pas de service, nous ne serions pas au Mont Noir. Nous serions au lit.
Pognon : Comme si le brigadier ne pouvait pas laisser les contrebandiers courir et les douaniers dormir !
Roux, scandalisé : Ah ! non. Je ne suis pas de cet avis. Nous devons surveiller les contrebandiers. Nous sommes payés pour ça.
Michaud, lui frappant sur l'épaule : Roux, mon garçon, avec ces beaux principes, tu ne seras jamais brigadier. Crois-en mon expérience et retiens bien ma leçon. Le préposé à l'affût, j'entends celui qui veut faire son chemin, surveille ses chefs et non les contrebandiers !
Chanez, philosophiquement : Pour moi, c'est une fausse alerte. Le brigadier fait du zèle et c'est nous qui trimons !
Pognon : Le métier n'est plus tenable depuis qu'il est au Maréchet. Il ne dort pas, ne mange rien. Il est toujours sur pied, toujours à nos trousses. Une de ces quatre matins, il va nous relancer jusque dans notre lit !
Michaud : J'espérais toujours qu'un contrebandier lui casserait les reins. Il faut croire qu'ils en ont peur !
Roux : Taisez-vous, malheureux ! S'il vous entendait, vous seriez perdus !
Pochon : Ah ! que je te reconnais bien là, poule mouillée, arriviste ! Le brigadier peut te mettre le pied sur la nuque, tu lui crieras : Merci ! Ah ! si vous étiez tous aussi décidés que moi !
Michaud : Si tu avais une femme et des enfants à nourrir, tu ferais comme nous, Pognon, le poing dans ta poche !
Roux : Chut ! Silence ! Le voici ! (le brigadier entre, avec le préposé Jacquier. Les douaniers font le salut militaire)
Le brigadier : Tout le monde est ici ? (il fait l'appel) Roux, Michaud, Chanez, Pochon, Jacquier (Tous répondent :Présent !) Bezuchet (pas de réponse) Le drôle est en retard !
Roux : Il est malade.
Le brigadier : Malade ! Dans une circonstance pareille ! Quand il y va de mon avancement ! Ne perdons pas de temps. Il s'agit, vous m'entendez, de capturer Vincent et sa bande. Vincent surtout. S'il m'échappe, je double le service. Si nous le prenons, je le brûle ! A vous de savoir si vous voulez dormir, à l'avenir, au Mont Noir ou au lit ! Les contrebandiers arrivent, la dénonciation est précise, par le chemin creux à deux cent mètres d'ici, à droite. Deux hommes se tiendront à proximité du chemin, révolver au poing. Roux et Michaud, allez ! (les deux douaniers saluent et partent) Vous autres (Chanez et Pognon) gardez le sentier parallèle au chemin . Cachez-vous dans les sapinières. Allez ! Nous autres (s'adressant à Jacquier), nous battrons le terrain entre les deux postes et nous nous porterons d'un côté ou de l'autre à la première alerte. De cette façon, Vincent ne peut nous échapper. C'est comme si nous le tenions !
Jacquier : Ne vendez pas la peau de l'ours, brigadier !
(on entend chanter dans la coulisse, à quelque distance)
Amis, dans les bois, que la vie a de charmes !
Le brigadier : Les bûcherons ! Au diable les importuns ! Cachons-nous !
(ils disparaissent, les voix se rapprochent)
Tu vis sans alarmes, au sein des bois ! etc ...
Scène II
Entrée en scène des bûcherons, vêtus de blouses bleues, coiffés de larges feutres, chaussés de lourdes bottes montantes, portant des haches, des scies passe-partout, des paquets de cordes. Ils s'arrêtent, enlèvent leurs blouses, leurs gilets à manches et les jettent sur une souche. Ils sont en bras de chemise, le corps entouré d'une large ceinture de flanelle, rouge ou bleue. L'un tire sa pipe et la bourre, le second roule une cigarette, le troisième hume une prise, et le quatrième mâche une chique. Le jour commence à poindre.
Pierre, s'asseyant : Je ne suis pas encore éveillé.
Ulysse : Ce n'est pas le moment de dormir. Vingt sapins à abattre dans la journée, sans compter les chablis.
Sylvain : Je grelotte presque !
Ulysse : La hache te réchauffera.
Sylvain : Fichu métier !
Ulysse : Vous ne serez donc jamais contents ! (à Sylvain) N'es tu pas libre ? N'est tu pas jeune ? N'es tu pas solide ? Qu'est ce qui te manque ?
Sylvain : La fortune et les aises des bourgeois !
Ulysse : Et leurs rhumatismes ! Quand les bourgeois de la ville sont épuisés, où viennent-ils se refaire ?
Sylvain : Chez nous, sous les sapins.
Ulysse : Eh bien ! restes-y, et ne les envie plus !
Gustave : N'est ce pas cette nuit que Vincent revient de Suisse avec ses compagnons ?
Pierre : Ils passent par la Croix de Pierre.
Sylvain : Je ne suis pas tranquille. J'ai vu tout à l'heure en vous attendant, à la lisière du bois, Straff et Jacquier. Voici la trace de leurs pas. Ils sont en embuscade dans nos parages.
Gustave : Nous avons parlé, avant-hier, à l'auberge. Braise avait rendez-vous avec Jacquier le lendemain. Nous n'avons pas revu Braise depuis ...
Pierre : Crois-tu qu'il les aurait vendus ?
Gustave : Il en est bien capable. Si nous prévenions les contrebandiers ?
Sylvain  : Où les trouver ?
Pierre : Ils peuvent avoir changé leur itinéraire.
Sylvain : Attendons les événements.
Ulysse : Au travail ! (ils quittent la scène)
(Bientôt on entend retentir les coups de hache dans la coulisse, scandant la chanson des bûcherons. Puis les chocs et les chants cessent. Cri de "Garde à vous !" Un sapin craque et s'effondre !)
Scène III
Une minute de silence, puis à droite un coup de sifflet strident, suivi de coups de feu. Un contrebandier, sac au dos, armé de son gourdin, traverse la scène en courant, suivi de près par un douanier Le contrebandier jette violemment son ballot et continue sa course. Le douanier reçoit le ballot dans les jambes, trébuche, tombe, se relève et disparaît, continuant sa poursuite. Quelques secondes d'attente. Vincent arrive boitant, avec son ballot et sa trique. Il s'arrête, se retourne :
Vincent : Je ne l'aperçois pas ! ... Jean ! ... Jean ! ... Je ne partirai pas sans lui.
(Il se cache dans les sapins, au fond de la scène, défait la large ceinture qui lui serre les reins. Jean arrive, sans ballot, halletant. Un douanier, Roux, va l'atteindre. Vincent bondit hors de sa cachette, et avant que le douanier ait eu le temps de pousser un cri, il est bâillonné. Vincent lui lie prestement bras et jambes avec une corde et le dépose sur le devant de la scène)
Vincent, à Jean : Maintenant au large !
Jean : Je suis blessé ! Je ne peux plus faire un pas. Sauve-toi Vincent.
Vincent : Misère de sort ! J'ai aussi du plomb dans l'aile ! (entendant les coups de hache) Hola ! les bûcherons ! (ils accourent) emportez le dans la cabane. Cachez-le sous les branches de sapin. Faites vite ! Adieu ! (Il se sauve. Les bûcherons emportent Jean. Tumulte dans la coulisse. Camouche et Gifflard, luttant désespérément contre deux douaniers qui sont accrochés à eux et paralysent leurs mouvements, arrivent sur la scène. Ils tombent tous quatre sur le sol et roulent pêle-mêle les uns sur les autres)
Les douaniers, criant : A l'aide ! nous les tenons ! main forte !
(on entend la voix du brigadier dans la coulisse)
Le brigadier : Courage ! Ne les lâchez pas !
(il arrive avec Jacquier. Ils saisissent les contrebandiers qui, après quelques vaines ruades, voyant que toute résistance est inutile, se tiennent cois)
Camouche, la rage au coeur : Rien à faire ! Nous sommes pris !
Le brigadier : Ah ! mes lascars ! Je vous tiens ! (tirant un carnet) Vos noms !
L'un : Camouche.
L'autre : Gifflard.
Le brigadier  : D'où êtes-vous ?
Tous deux : Du Lac des Rouges Truites.
Le brigadier : Quels sont les noms de vos complices ?
Camouche : Nous ne sommes pas des malfaiteurs.
Le brigadier : De vos compagnons ?
Gifflard, bas à Camouche : Gagnons du temps.
Camouche : Nos compagnons ?
Le brigadier : Oui
Camouche : Connais pas !
Le brigadier, impatient : Brute !
Gifflard : Il y a ...
Le brigadier  : Enfin !
Gifflard : Il y a ...
Le brigadier : Parleras-tu ?
Gifflard : Brocard du Maréchet.
Le brigadier : Brocard, l'aubergiste ?
Gifflard : Justement.
Jacquier : Il est paralysé.
Gifflard : Le maitre d'école de Chapelle-des-Bois et le curé de Foncine-le-bas (ils éclatent de rire, Le brigadier trépigne. Un paquet d'invectives)
Le brigadier : Je suis joué. Canailles ! Bandits ! brutes !
(Camouche qui vient d'apercevoir Roux, rit de plus belle)
Jacquier, aux douaniers : Déliez-le. Il étouffe ! (les deux douaniers défont la ceinture et les cordes et redressent péniblement Roux, qui chancelle comme un homme ivre)
Le brigadier : Qui vous a bâillonné ?
Roux : Ne me tuez pas ! Laissez-moi ! je ne lui dirai pas au brigadier, qui vous êtes. J'ai une femme, des enfants. Au nom du ciel ! (se remettant) Ah ! c'est vous, brigadier !
Le brigadier : Je vous demande qui vous a bâillonné ?
Roux : Je n'en sais rien, absolument rien. J'allais atteindre un contrebandier, le jeune. Un autre bondit sur moi. Il était caché là, derrière les sapins ! Je n'y ai vu que du bleu. Je me suis évanoui.
Jacquier  : Vincent, parbleu !
Le brigadier : Il est écrit que je ne saurai rien ! (se retournant, furieux vers Camouche et Gifflard) Voulez-vous, oui ou non, me dire les noms des autres contrebandiers ?
Camouche, bas : Ils doivent être en sûreté, maintenant (haut) Nous prenez-vous pour des mouchards ?
Le brigadier : Prenez garde. Votre cas est grave. Vous avez résisté. C'est six mois de prison. Si vous les dénoncez, nous pourrons adoucir le procès-verbal !
Camouche : Connue la vieille rengaine.
Gifflard : Avec nous ça ne prend pas, ces blagues-là !
Camouche : Nous n'en voulons pas de vos adoucissements.
Gifflard, comptant sur ses doigts : Octobre, novembre, décembre, janvier, février, mars. On sort à Pâques. On va être hivernés aux frais du gouvernement !
Camouche : Oui, mais pas moyen de boire.
Gifflard : Ni de cogner de temps en temps.
Le brigadier : Assez de bavardages. Si je vous demande leurs noms, c'est pour la forme. Je les connais.
Camouche, lui coupant la parole : Si vous les connaissez, pourquoi les demandez-vous ?
Le brigadier : Rien à tirer de ces brutes, Préposés, emmenez-les en prison.
Gifflard, à Jacquier : Vous êtes un brave homme, vous. Voulez-vous me faire une commission ?
Jacquier : Volontiers ! à qui ?
Gifflard : A Tulipe, la servante de l'Ecu. Vous lui direz qu'elle pense à moi, qu'elle me reste fidèle. Vous lui donnerez ce petit paquet de ma part, en souvenir de l'affection que j'ai pour elle !

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