Roux :
Sous-brigadier, c'est déjà beau ! Ma femme me voit
déjà avec les galons de lieutenant. Mais il n'y faut
pas songer. |
Michaud,
railleur : Qui sait ? Ce que les femmes veulent ... |
(Arrivée de deux autres douaniers) |
Chanez
: Mais c'est Roux et Michaud ? Salut, camarades ! Vous êtes
de service ? (échange de poignées de main) |
Michaud
: Si nous n'étions pas de service, nous ne serions pas au
Mont Noir. Nous serions au lit. |
Pognon
: Comme si le brigadier ne pouvait pas laisser les contrebandiers
courir et les douaniers dormir ! |
Roux,
scandalisé : Ah ! non. Je ne suis pas de cet avis.
Nous devons surveiller les contrebandiers. Nous sommes payés
pour ça. |
Michaud,
lui frappant sur l'épaule : Roux, mon garçon,
avec ces beaux principes, tu ne seras jamais brigadier. Crois-en
mon expérience et retiens bien ma leçon. Le préposé
à l'affût, j'entends celui qui veut faire son chemin,
surveille ses chefs et non les contrebandiers ! |
Chanez,
philosophiquement : Pour moi, c'est une fausse alerte. Le
brigadier fait du zèle et c'est nous qui trimons ! |
Pognon
: Le métier n'est plus tenable depuis qu'il est au Maréchet.
Il ne dort pas, ne mange rien. Il est toujours sur pied, toujours
à nos trousses. Une de ces quatre matins, il va nous relancer
jusque dans notre lit ! |
Michaud
: J'espérais toujours qu'un contrebandier lui casserait les
reins. Il faut croire qu'ils en ont peur ! |
Roux
: Taisez-vous, malheureux ! S'il vous entendait, vous
seriez perdus ! |
Pochon
: Ah ! que je te reconnais bien là, poule mouillée,
arriviste ! Le brigadier peut te mettre le pied sur la nuque, tu
lui crieras : Merci ! Ah ! si vous étiez tous aussi décidés
que moi ! |
Michaud
: Si tu avais une femme et des enfants à nourrir, tu ferais
comme nous, Pognon, le poing dans ta poche ! |
Roux :
Chut ! Silence ! Le voici ! (le brigadier entre, avec le préposé
Jacquier. Les douaniers font le salut militaire) |
Le brigadier
: Tout le monde est ici ? (il fait l'appel) Roux,
Michaud, Chanez, Pochon, Jacquier (Tous répondent :Présent
!) Bezuchet (pas de réponse) Le drôle est
en retard ! |
Roux
: Il est malade. |
Le brigadier
: Malade ! Dans une circonstance pareille ! Quand il y va de mon
avancement ! Ne perdons pas de temps. Il s'agit, vous m'entendez,
de capturer Vincent et sa bande. Vincent surtout. S'il m'échappe,
je double le service. Si nous le prenons, je le brûle ! A
vous de savoir si vous voulez dormir, à l'avenir, au Mont
Noir ou au lit ! Les contrebandiers arrivent, la dénonciation
est précise, par le chemin creux à deux cent mètres
d'ici, à droite. Deux hommes se tiendront à proximité
du chemin, révolver au poing. Roux et Michaud, allez ! (les
deux douaniers saluent et partent) Vous autres (Chanez
et Pognon) gardez le sentier parallèle au chemin . Cachez-vous
dans les sapinières. Allez ! Nous autres (s'adressant
à Jacquier), nous battrons le terrain entre les
deux postes et nous nous porterons d'un côté ou de
l'autre à la première alerte. De cette façon,
Vincent ne peut nous échapper. C'est comme si nous le tenions
! |
Jacquier
: Ne vendez pas la peau de l'ours, brigadier ! |
(on entend chanter dans la coulisse, à
quelque distance) |
Amis, dans les bois, que la vie a de charmes
! |
Le brigadier
: Les bûcherons ! Au diable les importuns ! Cachons-nous !
|
(ils disparaissent, les voix se rapprochent) |
Tu vis sans alarmes, au sein des bois !
etc ... |
Scène
II |
Entrée en scène des bûcherons,
vêtus de blouses bleues, coiffés de larges feutres,
chaussés de lourdes bottes montantes, portant des haches,
des scies passe-partout, des paquets de cordes. Ils s'arrêtent,
enlèvent leurs blouses, leurs gilets à manches et
les jettent sur une souche. Ils sont en bras de chemise, le corps
entouré d'une large ceinture de flanelle, rouge ou bleue.
L'un tire sa pipe et la bourre, le second roule une cigarette, le
troisième hume une prise, et le quatrième mâche
une chique. Le jour commence à poindre. |
Pierre,
s'asseyant : Je ne suis pas encore éveillé. |
Ulysse
: Ce n'est pas le moment de dormir. Vingt sapins à
abattre dans la journée, sans compter les chablis. |
Sylvain
: Je grelotte presque ! |
Ulysse
: La hache te réchauffera. |
Sylvain
: Fichu métier ! |
Ulysse
: Vous ne serez donc jamais contents ! (à Sylvain)
N'es tu pas libre ? N'est tu pas jeune ? N'es tu pas solide ? Qu'est
ce qui te manque ? |
Sylvain
: La fortune et les aises des bourgeois ! |
Ulysse
: Et leurs rhumatismes ! Quand les bourgeois de la ville
sont épuisés, où viennent-ils se refaire ? |
Sylvain
: Chez nous, sous les sapins. |
Ulysse
: Eh bien ! restes-y, et ne les envie plus ! |
Gustave
: N'est ce pas cette nuit que Vincent revient de Suisse avec ses
compagnons ? |
Pierre
: Ils passent par la Croix de Pierre. |
Sylvain
: Je ne suis pas tranquille. J'ai vu tout à l'heure en vous
attendant, à la lisière du bois, Straff et Jacquier.
Voici la trace de leurs pas. Ils sont en embuscade dans nos parages. |
Gustave
: Nous avons parlé, avant-hier, à l'auberge. Braise
avait rendez-vous avec Jacquier le lendemain. Nous n'avons pas revu
Braise depuis ... |
Pierre
: Crois-tu qu'il les aurait vendus ? |
Gustave
: Il en est bien capable. Si nous prévenions les contrebandiers
? |
Sylvain
: Où les trouver ? |
Pierre
: Ils peuvent avoir changé leur itinéraire. |
Sylvain
: Attendons les événements. |
Ulysse
: Au travail ! (ils quittent la scène) |
(Bientôt on entend retentir les coups
de hache dans la coulisse, scandant la chanson des bûcherons.
Puis les chocs et les chants cessent. Cri de "Garde à
vous !" Un sapin craque et s'effondre !) |
|
Scène
III |
Une minute de silence, puis à droite
un coup de sifflet strident, suivi de coups de feu. Un contrebandier,
sac au dos, armé de son gourdin, traverse la scène
en courant, suivi de près par un douanier Le contrebandier
jette violemment son ballot et continue sa course. Le douanier reçoit
le ballot dans les jambes, trébuche, tombe, se relève
et disparaît, continuant sa poursuite. Quelques secondes d'attente.
Vincent arrive boitant, avec son ballot et sa trique. Il s'arrête,
se retourne : |
Vincent
: Je ne l'aperçois pas ! ... Jean ! ... Jean ! ... Je ne
partirai pas sans lui. |
(Il se cache dans les sapins, au fond de
la scène, défait la large ceinture qui lui serre les
reins. Jean arrive, sans ballot, halletant. Un douanier, Roux, va
l'atteindre. Vincent bondit hors de sa cachette, et avant que le
douanier ait eu le temps de pousser un cri, il est bâillonné.
Vincent lui lie prestement bras et jambes avec une corde et le dépose
sur le devant de la scène) |
Vincent,
à Jean : Maintenant au large ! |
Jean : Je suis
blessé ! Je ne peux plus faire un pas. Sauve-toi Vincent.
|
Vincent
: Misère de sort ! J'ai aussi du plomb dans l'aile
! (entendant les coups de hache) Hola ! les bûcherons
! (ils accourent) emportez le dans la cabane. Cachez-le sous
les branches de sapin. Faites vite ! Adieu ! (Il se sauve. Les
bûcherons emportent Jean. Tumulte dans la coulisse. Camouche
et Gifflard, luttant désespérément contre deux
douaniers qui sont accrochés à eux et paralysent leurs
mouvements, arrivent sur la scène. Ils tombent tous quatre
sur le sol et roulent pêle-mêle les uns sur les autres) |
Les douaniers,
criant : A l'aide ! nous les tenons ! main forte ! |
(on entend la voix du brigadier dans la
coulisse) |
Le brigadier :
Courage ! Ne les lâchez pas ! |
(il arrive avec Jacquier. Ils saisissent
les contrebandiers qui, après quelques vaines ruades, voyant
que toute résistance est inutile, se tiennent cois) |
Camouche,
la rage au coeur : Rien à faire ! Nous sommes pris !
|
Le brigadier
: Ah ! mes lascars ! Je vous tiens ! (tirant un carnet)
Vos noms ! |
L'un : Camouche. |
L'autre
: Gifflard. |
Le brigadier
: D'où êtes-vous ? |
Tous deux
: Du Lac des Rouges Truites. |
Le brigadier
: Quels sont les noms de vos complices ? |
Camouche
: Nous ne sommes pas des malfaiteurs. |
Le brigadier
: De vos compagnons ? |
Gifflard,
bas à Camouche : Gagnons du temps. |
Camouche
: Nos compagnons ? |
Le brigadier
: Oui |
Camouche
: Connais pas ! |
Le brigadier,
impatient : Brute ! |
Gifflard
: Il y a ... |
Le brigadier
: Enfin ! |
Gifflard
: Il y a ... |
Le brigadier
: Parleras-tu ? |
Gifflard
: Brocard du Maréchet. |
Le brigadier
: Brocard, l'aubergiste ? |
Gifflard
: Justement. |
Jacquier :
Il est paralysé. |
Gifflard
: Le maitre d'école de Chapelle-des-Bois et le curé
de Foncine-le-bas (ils éclatent de rire, Le brigadier
trépigne. Un paquet d'invectives) |
Le brigadier
: Je suis joué. Canailles ! Bandits ! brutes ! |
(Camouche qui vient d'apercevoir Roux,
rit de plus belle) |
Jacquier,
aux douaniers : Déliez-le. Il étouffe ! (les
deux douaniers défont la ceinture et les cordes et redressent
péniblement Roux, qui chancelle comme un homme ivre) |
Le brigadier
: Qui vous a bâillonné ? |
Roux
: Ne me tuez pas ! Laissez-moi ! je ne lui dirai pas
au brigadier, qui vous êtes. J'ai une femme, des enfants.
Au nom du ciel ! (se remettant) Ah ! c'est vous, brigadier
! |
Le brigadier
: Je vous demande qui vous a bâillonné ? |
Roux
: Je n'en sais rien, absolument rien. J'allais atteindre
un contrebandier, le jeune. Un autre bondit sur moi. Il était
caché là, derrière les sapins ! Je n'y ai vu
que du bleu. Je me suis évanoui. |
Jacquier
: Vincent, parbleu ! |
Le brigadier
: Il est écrit que je ne saurai rien ! (se retournant,
furieux vers Camouche et Gifflard) Voulez-vous, oui ou
non, me dire les noms des autres contrebandiers ? |
Camouche,
bas : Ils doivent être en sûreté, maintenant
(haut) Nous prenez-vous pour des mouchards ? |
Le brigadier
: Prenez garde. Votre cas est grave. Vous avez résisté.
C'est six mois de prison. Si vous les dénoncez, nous pourrons
adoucir le procès-verbal ! |
Camouche
: Connue la vieille rengaine. |
Gifflard
: Avec nous ça ne prend pas, ces blagues-là ! |
Camouche
: Nous n'en voulons pas de vos adoucissements. |
Gifflard,
comptant sur ses doigts : Octobre, novembre, décembre,
janvier, février, mars. On sort à Pâques. On
va être hivernés aux frais du gouvernement ! |
Camouche
: Oui, mais pas moyen de boire. |
Gifflard
: Ni de cogner de temps en temps. |
Le brigadier
: Assez de bavardages. Si je vous demande leurs noms, c'est
pour la forme. Je les connais. |
Camouche,
lui coupant la parole : Si vous les connaissez, pourquoi
les demandez-vous ? |
Le brigadier
: Rien à tirer de ces brutes, Préposés, emmenez-les
en prison. |
Gifflard,
à Jacquier : Vous êtes un brave homme, vous.
Voulez-vous me faire une commission ? |
Jacquier
: Volontiers ! à qui ? |
Gifflard
: A Tulipe, la servante de l'Ecu. Vous lui direz qu'elle pense à
moi, qu'elle me reste fidèle. Vous lui donnerez ce petit
paquet de ma part, en souvenir de l'affection que j'ai pour elle
! |
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