Jean :
L'année prochaine, il aura toutes les voix du Lac des Rouges
Truites et de Foncine le Bas ! |
Jeanne
: Hein ! les gros bonnets. Tu en disais du mal, tout à l'heure.
|
Jean :
Je le retire. |
Pierre
: Vincent ne s'est pas arrêté; il a fait une demi-douzaine
de voyages en Suisse depuis que vous avez été vendus.
|
Jean :
Nous avons été vendus ? |
Jeanne
: On ne te l'a pas dit pour ne pas "t'émotionner". |
Pierre
: Par le Braise de Sous la Côte. |
Jeanne :
Le misérable ! |
Pierre
: Cabuche parle de l'assommer; aussi il ne sort guère,
ce qui ne nous a pas empêchés de lui flanquer une maîtresse
correction. |
Sylvain
: Nous faisions une partie, dimanche dernier chez Brocard. Braise
arrive avec un Foncinier. Ils s'attablent près de nous et
se mettent à parler de la contrebande et des contrebandiers,
à dire que ç'aurait été bien fait si
on vous avait tous pris, qu'il ne fallait pas que vous fassiez les
malins, que vous étiez connus. La moutarde commençait
déjà à nous monter au nez. Mais comme il parlait
dans le général, sans nommer personne, nous restions
tranquilles. Seulement, il a eu la sottise et la méchanceté
de dire qu'il y en avait un qui pourrait bien payer les pots cassés,
que les coups de hache à la jambe, ça ne prenait pas,
que le parquet avait reçu des lettres anonymes, que les choses
n'en resteraient pas là; que si les douaniers ne marchaient
pas, les gendarmes marcheraient, et patati, et patata. C'en était
trop. Pierre a perdu patience. Il jette ses cartes, et sans dire
un mot, d'une giffle à main renversée; il colle Braise
contre l'horloge. Le Foncinier a voulu s'en mêler. Il avait
un grand chien tout pelé qui arrache le fond de culotte à
Gustave. Gustave allonge un coup de pied dans les côtes du
chien, un coup de poing dans la figure du Foncinier, qui partent
tous les eux en hurlant. Pendant ce temps, je cognais sur Braise,
et des cliques et des claques, en veux-tu en voilà ! Si Brocard
n'était pas venu, je crois que nous y serions encore. Braise
a déguerpi sans demander son reste. |
Jean :
Et Camouche, et Gifflard ? |
Pierre
: Ils sont en prison. On les a jugés hier. Ils en ont pour
six mois. |
Jean :
Ils n'ont dénoncé personne ? |
Pierre
: Pas de danger. Ils sont fainéants, ivrognes, batailleurs.
Ils ont presque tous les défauts, mais ils ne sont pas mouchards. |
Jeanne
: Oh ! les braves gens ! |
Scène
IV |
Entrée de Vincent en tenue de contrebandier.
La mère Jeunet effrayée se retire à distance
avec Jeanne |
Vincent
: Comment vas-tu, petiot ? |
Jean :
Bien, Vincent, je te remercie ! |
La mère,
à Jeanne : Il me fait peur, ce grand sec ! |
Vincent
: Viens-tu avec moi en Suisse ? |
La mère,
menaçante : Vous n'allez pas l'emmener, je pense ! |
Vincent
: Il ne bat que d'une aile, votre coq ! Que voulez-vous que j'en
fasse ! |
La mère,
à Jeanne : Pourvu qu'il ne l'enjôle pas ! Rien
ne lui résiste, à ce diable d'homme ! Surveille-le,
Jeanne. Tu as plus de pouvoir que moi (elle sort). |
Jean :
Sans toi, Vincent, je serais en prison ! |
Vincent
: Ne parlons plus de ça ! |
Jean :
C'est égal .. Tu l'as lestement ficelé, le douanier
qui voulait m'arrêter. |
Pierre
: Il était tout bleu quand on l'a débâillonné
! |
Sylvain
: Tu l'as arrêté au lasso comme les chevaux
en Amérique. J'ai lu ça dans Jules Verne. On jette
le lasso comme toi ta ceinture. Les chevaux s'encoublent (s'entravent)
et s'abattent. |
Pierre
: Jacquier disait encore hier : "Il n'y a que Vincent pour
faire un coup pareil !" |
Vincent,
flatté : Il a dit ça, Jacquier ? Il s'y connait
! |
Jean :
Et le brigadier ? |
Pierre
: Il ne décolère pas. Il se venge de sa défaite
sur ses hommes. |
Vincent
: Savez-vous la proposition qu'il m'a faite l'autre jour ? |
Jean :
Il t'a parlé ? Je n'en reviens pas ! |
Sylvain
: Raconte-nous ça ! |
Tous :
Raconte ! |
Vincent
: Je soupais tranquillement à l'Ecu. Qui vois-je
entrer ? Straff en persone. Il renvoie la servante, s'assure que
nous sommes seuls, ferme la porte à clef, s'approche de moi,
cherche à lier conversation, et finalement m'offre le vin
bouché. J'accepte pour savoir où il voulait en venir.
Je suis trop connu pour que sa fréquentation me compromette.
Il commence à dire que ce n'était pas une raison,
parce que nous n'étions pas du même côté
de la barricade pour nous détester, qu'après le duel,
les adversaires se serraient la main. Moi je fourre la mienne dans
ma poche. Il ne se dépite pas. Il continue son chapelet de
compliments; il aime les hommes de ma trempe. Il trouve que les
contrebandiers et les douaniers auraient bien tort de s'en vouloir.
Qu'ils feraient mieux de s'entendre, qu'il fallait bien que tout
le monde vive. Je le regardais avec des yeux ronds, sans mot dire,
comme un homme qui n'en revient pas. |
Jean :
Il voulait te proposer un marché, s'engager, moyennant finance,
à te laisser tranquille ! |
Vincent
: Pas du tout. Il voulait me demander à quel prix je consentirais
à me laisser prendre, avec une toute petite charge, qui serait
simplement confisquée, sans poursuites judiciaires. S'il
y avait une amende, il la paierait en plus de la somme convenue.
C'était bel et bien une tentative de corruption, en règle. |
Jean
: Et tu as répondu ? |
Vincent
: Que je ne demandais pas mieux ! |
Pierre :
Tu as dis cela, toi, Vincent ? |
Sylvain
: Je ne te reconnais plus ! |
Vincent
: à condition qu'il attende que Camouche et Gifflard
sortent de prison; qu'à ce moment-là je lui donnerais
rendez-vous au Mont-Noir, la nuit, à l'endroit qui me conviendrait;
qu'il y viendrait seul, sans escorte, et que pour lui faire plaisir,
nous nous laisserions prendre gratis, tous les trois, comme des
moutons, sans résistance. Je l'ai regardé dans le
blanc des yeux. Il m'a regardé de travers. Il a pris son
képi; il est parti sans payer la bouteille qu'il avait qu'il
avait commandée ! (les jeunes éclatent de rire) |
|
Pierre
: Tu sais qu'il est venu nous interroger le mois passé. Mais
Ulysse, le vieux bûcheron, lui a répondu : "Apprenez,
monsieur le brigadier, qu'un bûcheron qui se respecte voit
tout ce qui se passe en forêt, et ne sait rien !" |
Jean :
Pauvre brigadier ! |
Jeanne,
à Vincent : Vous n'êtes plus jeune. Vous n'avez
plus vos jambes de vingt ans. Pourquoi n'abandonnez-vous pas la
contrebande ? |
Vincent
: Tu dis vrai, Jeannette. Mes jambes fléchissent et
ma vue baisse. Ils me prendront à la fin. Tant pis, j'irai
jusqu'au bout. Quand je m'arrêterai, ce ne sera pas pour la
retraite. Que diraient mes vieux à qui j'apporte depuis trente
ans leur paquet de tabac et leur livre de café. Est-ce que
le père Macle pourrait vivre sans sa pipe, et la mère
Florine sans sa tasse ? Ils ne paient pas très régulièrement,
mais tant pis ! Non ma fille, ne me parle pas de quitter le métier.
Qui a bu boira ! Non, ce n'est pas possible ! |
Jean :
Je te comprends, Vincent ! C'est une belle vie que la tienne. |
Vincent
: Ne te plains pas de ton sort. Tu es encore mieux partagé.
Quand on veut faire la contrebande, il faut renoncer à la
vie de famille. On n'a pas le droit de risquer sa vie, quand on
a une femme et des enfants à nourrir. Si j'en avais, des
enfants, ils seraient grands comme toi. Je ne serai pas seul, au
jour d'aujourd'hui. |
Jeanne
: Alors vous regrettez ? |
Vincent
: A quoi bon ! On ne change pas sa destinée. J'étais
fait pour les aventures, non pour vivre au coin du feu. Je ne pourrais
pas faire autre chose que ce que je fait. On ne change pas sa destinée
! (Il sort) |
Jean :
Voilà un homme ! |
Pierre
: Oui, mais combien y a t'il de contrebandiers qui lui
ressemblent ? |
Gustave
: Six heures. L'adjudication des coupes pour l'année prochaine
va commencer en mairie. |
Sylvain
: Allons soumissionner ! |
Les bûcherons
: Bonsoir, jean ! Bonsoir, Jeanne ! |
Jean :
Bonsoir, mes amis (Il les accompagne). Quel beau soleil couchant
! Vous allez au Mont Noir demain ? |
Pierre
: Nous allons terminer les foyards. Viens avec nous ? Il y a du
travail pour l'hiver. Fais-toi bûcheron. C'est un métier
moins lucratif que celui de contrebandier, mais moins dangereux
! |
Jean :
Je ne dis pas non ! (Ils s'éloignent en chantant). |
Coupeur de forêts, Que ta vie a de
charmes; Tu vis sans alarmes, Au sein des bois |
(Les voix s'affaiblissent. Jean rentre) |
Scène
V |
Jean :
Enfin, nous voilà seuls ! |
Jeanne,
renfrognée : Tu admires l'existence de Vincent. Choisis;
il l'a dit lui-même, la contrebande ou la vie de famille. |
Jean :
Tu perds la tête ! |
Jeanne
: Je sais ce que je dis. Le démon des aventures te possède.
Tu n'as pas renoncé à la contrebande. |
Jean
: J'admire Vincent. C'est vrai. Son métier n'est
pas honnête, mais il est si bon, si généreux,
si désintéressé ! |
Jeanne
: C'est un petit saint ! Qu'il te fasse un signe, et tu partiras
avec lui, malgré moi, malgré ta mère et malgré
la leçon que tu as reçue, il y a un mois. |
Jean :
Rassure-toi, Jeanne. J'ai eu le temps de réfléchir,
depuis cette leçon. Comme tous les jeunes gens du pays, j'admirais,
avant de le connaître, le métier de contrebandier.
Je rêvais de courir les aventures que j'entendais raconter,
au coin du feu, quand j'étais petit, et où les fraudeurs,
je ne sais pourquoi, avaient toujours le beau rôle. Je brûlais
d'imiter leurs exploits quand je serais grand. Je me montais la
tête tout seul, en polissant mes douves au coin du feu. Cette
chambre était pour moi une prison. Mon esprit battait la
campagne et les buissons. Je prenais mon sort en pitié en
le comparant au leur. Je voulais voir du pays comme eux, et dépenser
sans compter comme Vincent. J'en suis revenu. Ce voyage m'a dégrisé.
Donner des coups qui peuvent être mortels et en recevoir d'aussi
mauvais ne me tente plus. Mettre ses parents dans les transes, risquer
chaque nuit sa vie ou la cour d'assises, être sans cesse sur
le qui-vive, tout cela n'a plus pour moi aucun attrait. Je laisse
ce métier aux Camouche et aux Gifflard, qui n'ont plus rien
à risquer et rien à perdre, pas même leur réputation.
Et puis, la contrebande n'est pas honnête, quoi qu'on en dise.
Deux sous qu'on gagne à ce métier, c'est deux sous
qu'on prend dans la poche d'un autre. Mieux vaut gagner péniblement
son pain, être insouciant et gai comme les bûcherons
qui sortaient tout à l'heure en chantant, que de risquer,
pour un peu d'argent, son existence et son bonheur. |
Jeanne,
rayonnante : Es-tu bien sincère quand tu me dis cela
? |
Jean :
En doutes-tu encore ? Crois -tu maintenant que j'aurai ma petite
Jeanne près de moi, que je songerai à courir le Mont-Noir,
la nuit en hiver ? ... Brrr ! rien que d'y penser, j'en prends froid
dans le dos ! |
Jeanne
: Oui, au commencement ... Mais après, dans un an ou deux
? |
Jean :
Je t'aimerai comme aujourd'hui, et jamais nous ne nous quitterons
! (Il l'embrasse. Sa mère ouvre la porte) |
Mère Jeunet
: Il est parti ? |
Jeanne
: Qui ? |
Mère Jeunet
: Vincent, parbleu ! |
Jeanne
: Vincent, mère Jeunet, c'est un brave homme.
Je l'invite à la noce ! (Ahurissement de la vieille). |
|
Rideau |

|