Les Contrebandiers du Mont-Noir
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Acte I
Acte II
Acte III
Acte IV

Jean : L'année prochaine, il aura toutes les voix du Lac des Rouges Truites et de Foncine le Bas !
Jeanne : Hein ! les gros bonnets. Tu en disais du mal, tout à l'heure.
Jean : Je le retire.
Pierre : Vincent ne s'est pas arrêté; il a fait une demi-douzaine de voyages en Suisse depuis que vous avez été vendus.
Jean : Nous avons été vendus ?
Jeanne : On ne te l'a pas dit pour ne pas "t'émotionner".
Pierre : Par le Braise de Sous la Côte.
Jeanne : Le misérable !
Pierre : Cabuche parle de l'assommer; aussi il ne sort guère, ce qui ne nous a pas empêchés de lui flanquer une maîtresse correction.
Sylvain : Nous faisions une partie, dimanche dernier chez Brocard. Braise arrive avec un Foncinier. Ils s'attablent près de nous et se mettent à parler de la contrebande et des contrebandiers, à dire que ç'aurait été bien fait si on vous avait tous pris, qu'il ne fallait pas que vous fassiez les malins, que vous étiez connus. La moutarde commençait déjà à nous monter au nez. Mais comme il parlait dans le général, sans nommer personne, nous restions tranquilles. Seulement, il a eu la sottise et la méchanceté de dire qu'il y en avait un qui pourrait bien payer les pots cassés, que les coups de hache à la jambe, ça ne prenait pas, que le parquet avait reçu des lettres anonymes, que les choses n'en resteraient pas là; que si les douaniers ne marchaient pas, les gendarmes marcheraient, et patati, et patata. C'en était trop. Pierre a perdu patience. Il jette ses cartes, et sans dire un mot, d'une giffle à main renversée; il colle Braise contre l'horloge. Le Foncinier a voulu s'en mêler. Il avait un grand chien tout pelé qui arrache le fond de culotte à Gustave. Gustave allonge un coup de pied dans les côtes du chien, un coup de poing dans la figure du Foncinier, qui partent tous les eux en hurlant. Pendant ce temps, je cognais sur Braise, et des cliques et des claques, en veux-tu en voilà ! Si Brocard n'était pas venu, je crois que nous y serions encore. Braise a déguerpi sans demander son reste.
Jean : Et Camouche, et Gifflard ?
Pierre : Ils sont en prison. On les a jugés hier. Ils en ont pour six mois.
Jean : Ils n'ont dénoncé personne ?
Pierre : Pas de danger. Ils sont fainéants, ivrognes, batailleurs. Ils ont presque tous les défauts, mais ils ne sont pas mouchards.
Jeanne : Oh ! les braves gens !
Scène IV
Entrée de Vincent en tenue de contrebandier. La mère Jeunet effrayée se retire à distance avec Jeanne
Vincent : Comment vas-tu, petiot ?
Jean : Bien, Vincent, je te remercie !
La mère, à Jeanne : Il me fait peur, ce grand sec !
Vincent : Viens-tu avec moi en Suisse ?
La mère, menaçante : Vous n'allez pas l'emmener, je pense !
Vincent : Il ne bat que d'une aile, votre coq ! Que voulez-vous que j'en fasse !
La mère, à Jeanne : Pourvu qu'il ne l'enjôle pas ! Rien ne lui résiste, à ce diable d'homme ! Surveille-le, Jeanne. Tu as plus de pouvoir que moi (elle sort).
Jean : Sans toi, Vincent, je serais en prison !
Vincent : Ne parlons plus de ça !
Jean : C'est égal .. Tu l'as lestement ficelé, le douanier qui voulait m'arrêter.
Pierre : Il était tout bleu quand on l'a débâillonné !
Sylvain : Tu l'as arrêté au lasso comme les chevaux en Amérique. J'ai lu ça dans Jules Verne. On jette le lasso comme toi ta ceinture. Les chevaux s'encoublent (s'entravent) et s'abattent.
Pierre : Jacquier disait encore hier : "Il n'y a que Vincent pour faire un coup pareil !"
Vincent, flatté : Il a dit ça, Jacquier ? Il s'y connait !
Jean : Et le brigadier ?
Pierre : Il ne décolère pas. Il se venge de sa défaite sur ses hommes.
Vincent : Savez-vous la proposition qu'il m'a faite l'autre jour ?
Jean : Il t'a parlé ? Je n'en reviens pas !
Sylvain : Raconte-nous ça !
Tous : Raconte !
Vincent : Je soupais tranquillement à l'Ecu. Qui vois-je entrer ? Straff en persone. Il renvoie la servante, s'assure que nous sommes seuls, ferme la porte à clef, s'approche de moi, cherche à lier conversation, et finalement m'offre le vin bouché. J'accepte pour savoir où il voulait en venir. Je suis trop connu pour que sa fréquentation me compromette. Il commence à dire que ce n'était pas une raison, parce que nous n'étions pas du même côté de la barricade pour nous détester, qu'après le duel, les adversaires se serraient la main. Moi je fourre la mienne dans ma poche. Il ne se dépite pas. Il continue son chapelet de compliments; il aime les hommes de ma trempe. Il trouve que les contrebandiers et les douaniers auraient bien tort de s'en vouloir. Qu'ils feraient mieux de s'entendre, qu'il fallait bien que tout le monde vive. Je le regardais avec des yeux ronds, sans mot dire, comme un homme qui n'en revient pas.
Jean : Il voulait te proposer un marché, s'engager, moyennant finance, à te laisser tranquille !
Vincent : Pas du tout. Il voulait me demander à quel prix je consentirais à me laisser prendre, avec une toute petite charge, qui serait simplement confisquée, sans poursuites judiciaires. S'il y avait une amende, il la paierait en plus de la somme convenue. C'était bel et bien une tentative de corruption, en règle.
Jean : Et tu as répondu ?
Vincent : Que je ne demandais pas mieux !
Pierre : Tu as dis cela, toi, Vincent ?
Sylvain : Je ne te reconnais plus !
Vincent : à condition qu'il attende que Camouche et Gifflard sortent de prison; qu'à ce moment-là je lui donnerais rendez-vous au Mont-Noir, la nuit, à l'endroit qui me conviendrait; qu'il y viendrait seul, sans escorte, et que pour lui faire plaisir, nous nous laisserions prendre gratis, tous les trois, comme des moutons, sans résistance. Je l'ai regardé dans le blanc des yeux. Il m'a regardé de travers. Il a pris son képi; il est parti sans payer la bouteille qu'il avait qu'il avait commandée ! (les jeunes éclatent de rire)
Pierre : Tu sais qu'il est venu nous interroger le mois passé. Mais Ulysse, le vieux bûcheron, lui a répondu : "Apprenez, monsieur le brigadier, qu'un bûcheron qui se respecte voit tout ce qui se passe en forêt, et ne sait rien !"
Jean : Pauvre brigadier !
Jeanne, à Vincent : Vous n'êtes plus jeune. Vous n'avez plus vos jambes de vingt ans. Pourquoi n'abandonnez-vous pas la contrebande ?
Vincent : Tu dis vrai, Jeannette. Mes jambes fléchissent et ma vue baisse. Ils me prendront à la fin. Tant pis, j'irai jusqu'au bout. Quand je m'arrêterai, ce ne sera pas pour la retraite. Que diraient mes vieux à qui j'apporte depuis trente ans leur paquet de tabac et leur livre de café. Est-ce que le père Macle pourrait vivre sans sa pipe, et la mère Florine sans sa tasse ? Ils ne paient pas très régulièrement, mais tant pis ! Non ma fille, ne me parle pas de quitter le métier. Qui a bu boira ! Non, ce n'est pas possible !
Jean : Je te comprends, Vincent ! C'est une belle vie que la tienne.
Vincent : Ne te plains pas de ton sort. Tu es encore mieux partagé. Quand on veut faire la contrebande, il faut renoncer à la vie de famille. On n'a pas le droit de risquer sa vie, quand on a une femme et des enfants à nourrir. Si j'en avais, des enfants, ils seraient grands comme toi. Je ne serai pas seul, au jour d'aujourd'hui.
Jeanne : Alors vous regrettez ?
Vincent : A quoi bon ! On ne change pas sa destinée. J'étais fait pour les aventures, non pour vivre au coin du feu. Je ne pourrais pas faire autre chose que ce que je fait. On ne change pas sa destinée ! (Il sort)
Jean : Voilà un homme !
Pierre : Oui, mais combien y a t'il de contrebandiers qui lui ressemblent ?
Gustave : Six heures. L'adjudication des coupes pour l'année prochaine va commencer en mairie.
Sylvain : Allons soumissionner !
Les bûcherons : Bonsoir, jean ! Bonsoir, Jeanne !
Jean : Bonsoir, mes amis (Il les accompagne). Quel beau soleil couchant ! Vous allez au Mont Noir demain ?
Pierre : Nous allons terminer les foyards. Viens avec nous ? Il y a du travail pour l'hiver. Fais-toi bûcheron. C'est un métier moins lucratif que celui de contrebandier, mais moins dangereux !
Jean : Je ne dis pas non ! (Ils s'éloignent en chantant).
Coupeur de forêts, Que ta vie a de charmes; Tu vis sans alarmes, Au sein des bois
(Les voix s'affaiblissent. Jean rentre)
Scène V
Jean : Enfin, nous voilà seuls !
Jeanne, renfrognée : Tu admires l'existence de Vincent. Choisis; il l'a dit lui-même, la contrebande ou la vie de famille.
Jean : Tu perds la tête !
Jeanne : Je sais ce que je dis. Le démon des aventures te possède. Tu n'as pas renoncé à la contrebande.
Jean : J'admire Vincent. C'est vrai. Son métier n'est pas honnête, mais il est si bon, si généreux, si désintéressé !
Jeanne : C'est un petit saint ! Qu'il te fasse un signe, et tu partiras avec lui, malgré moi, malgré ta mère et malgré la leçon que tu as reçue, il y a un mois.
Jean : Rassure-toi, Jeanne. J'ai eu le temps de réfléchir, depuis cette leçon. Comme tous les jeunes gens du pays, j'admirais, avant de le connaître, le métier de contrebandier. Je rêvais de courir les aventures que j'entendais raconter, au coin du feu, quand j'étais petit, et où les fraudeurs, je ne sais pourquoi, avaient toujours le beau rôle. Je brûlais d'imiter leurs exploits quand je serais grand. Je me montais la tête tout seul, en polissant mes douves au coin du feu. Cette chambre était pour moi une prison. Mon esprit battait la campagne et les buissons. Je prenais mon sort en pitié en le comparant au leur. Je voulais voir du pays comme eux, et dépenser sans compter comme Vincent. J'en suis revenu. Ce voyage m'a dégrisé. Donner des coups qui peuvent être mortels et en recevoir d'aussi mauvais ne me tente plus. Mettre ses parents dans les transes, risquer chaque nuit sa vie ou la cour d'assises, être sans cesse sur le qui-vive, tout cela n'a plus pour moi aucun attrait. Je laisse ce métier aux Camouche et aux Gifflard, qui n'ont plus rien à risquer et rien à perdre, pas même leur réputation. Et puis, la contrebande n'est pas honnête, quoi qu'on en dise. Deux sous qu'on gagne à ce métier, c'est deux sous qu'on prend dans la poche d'un autre. Mieux vaut gagner péniblement son pain, être insouciant et gai comme les bûcherons qui sortaient tout à l'heure en chantant, que de risquer, pour un peu d'argent, son existence et son bonheur.
Jeanne, rayonnante : Es-tu bien sincère quand tu me dis cela ?
Jean : En doutes-tu encore ? Crois -tu maintenant que j'aurai ma petite Jeanne près de moi, que je songerai à courir le Mont-Noir, la nuit en hiver ? ... Brrr ! rien que d'y penser, j'en prends froid dans le dos !
Jeanne : Oui, au commencement ... Mais après, dans un an ou deux ?
Jean : Je t'aimerai comme aujourd'hui, et jamais nous ne nous quitterons ! (Il l'embrasse. Sa mère ouvre la porte)
Mère Jeunet : Il est parti ?
Jeanne : Qui ?
Mère Jeunet : Vincent, parbleu !
Jeanne : Vincent, mère Jeunet, c'est un brave homme. Je l'invite à la noce ! (Ahurissement de la vieille).
 
Rideau


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